Partie II : Ère post-liseuse
Autant dans les romans que dans les films, la représentation des outils numériques de lecture dans la science-fiction stimule notre imaginaire. Une tablette de lecture entre les mains d’un voyageur interstellaire, comme le Dr Floyd du livre d’Arthur C. Clarke 2001 : l’Odyssée de l’espace, n’a rien de bien surprenant. Il suffit de songer à la description des fonctionnalités de son Newspad1 pour constater qu’à l’opposé de la bibliothèque portative de Napoléon Bonaparte, l’objet possède toutes les fonctionnalités qu’on serait en droit d’exiger d’une bibliothèque du futur. Faisons un bref saut dans le passé et découvrons ces différents outils de lecture qui ont permis de réduire le fossé entre réalité et imaginaire technologique.
Au tournant des années quatre-vingt-dix, la plupart des gens qui lisent des livres numériques de façon portative utilisent des assistants personnels numériques. Un assistant personnel numérique, ou intelligent, est un outil créé sur le principe d’une calculatrice évoluée. Son utilisation a pour but d’aider un individu dans l’exécution de petites tâches quotidiennes, telles que la tenue d’un agenda ou la prise de notes spontanées. La popularité de ces appareils est planétaire : une publication du journal interdisciplinaire Seybold Report2 déclare qu’en 2001, c’est près de 13,7 millions d’assistants personnels intelligents qui sont vendus3. Les deux modèles les plus populaires d’assistants personnels numériques sont le Palm Pilot (mars 1996) et le Pocket PC de Microsoft (mars 2000).
Le Palm Pilot est le premier assistant personnel intelligent qui fait son apparition sur le marché en 1996. Entre 1996 et 2002, il s’écoule à plus de 23 millions d’exemplaires. Son magasin affilié, le Palm Digital Media, comprend plus de 5500 livres en 2002 et plus de 10 000 l’année suivante. L’intérêt littéraire des assistants personnels numériques réside dans les logiciels que ceux-ci contiennent. En effet, ils peuvent contenir des logiciels qui permettent de lire des documents texte au format PDF. En 1993, peu de temps après les débuts du web en 1990, la société Adobe lance le format PDF4. L’intérêt du format PDF est qu’il permet de figer les documents numériques dans une présentation donnée, et ce, peu importe la plateforme utilisée. Le format PDF devient rapidement un standard de diffusion pour les fichiers de lecture et c’est en l’an 2000 que Adobe passe un partenariat avec de grandes pointures du monde du livre : les librairies numériques de Barnes & Nobles et d’Amazon. Celles-ci proposent des titres qui sont lisibles sur les logiciels de la société, et ce nouveau partenariat augmente considérablement le catalogue des livres numériques disponibles. En mai 2001, Acrobat Reader s’enrichit d’une version pour l’un des assistants personnels numériques les plus populaires, le Palm Reader. Il s’agit d’un changement majeur pour les lecteurs du format PDF qui ne pouvaient jusqu’alors lire que sur leur écran d’ordinateur, portable ou non5. En 2005, signe que l’avènement du téléphone intelligent et de l’iPhone est proche, Sony retire ses assistants personnels du marché.
Tout comme les assistants numériques personnels, le téléphone intelligent permet rapidement la lecture du livre numérique par le biais, notamment, du logiciel Mobipocket Reader. Aussi appelé téléphone multimédia ou multifonctions, il occupe une très petite part de marché dans le début des années 2000, soit 3,4% en 2004 et autour de 9% en 2006. Le premier téléphone intelligent est le Nokia 9210 lancé en 2001 par la société finlandaise du même nom. Il dispose, en plus des fonctions habituelles des téléphones ordinaires, d’un écran couleur, d’un système audio polyphonique et d’un appareil photo6. En janvier 2007, le téléphone intelligent d’Apple, l’iPhone, est lancé par Steve Jobs. Le succès est immédiat et il entraine dans sa lancée la popularisation du livre numérique. L’année 2010 voit, pour sa part, l’arrivée sur les marchés des tablettes multifonctions et plus précisément de l’iPad qui permet d’accéder au catalogue numérique de l’iBookstore. Contenant plus de 60 000 livres, l’iBookstore fait d’Apple un nouvel acteur de poids dans le marché du livre numérique. Dix ans plus tard, les lecteurs qui lisent sur téléphones et tablettes intelligentes sont encore très nombreux.
Alors même que le Bookman et le Data Discman font leur apparition sur les marchés, un premier prototype de liseuse est créé au début des années quatre-vingt-dix à l’université de Milan par un couple d’étudiants dans le cadre de leur thèse7. Isabelle Monti et Franco Cugnola créent Incipit, une liseuse qui ne sera jamais commercialisée. L’appareil est rouge et possède des côtés relevés pour faciliter son maintien lors de la lecture. Il faut attendre la fin des années quatre-vingt-dix pour que les premières liseuses commerciales apparaissent sur les marchés. Outre leur prix prohibitif, la compétition à laquelle ils doivent faire face est féroce, comme les assistants numériques personnels ont davantage de fonctionnalités. Qui plus est, les liseuses souffrent de la réticence des éditeurs à produire des œuvres numériques. En effet, ceux-ci sont terrifiés par les risques de piratage, et le catalogue de livres numériques disponibles est donc minime par rapport à son équivalent papier. À titre comparatif, en 2001, il y a 17 millions de PDA en circulation contre 100 000 liseuses8. Les années 1998-1999 voient cependant les lancements successifs de plusieurs modèles.
Les premiers modèles naissent à la Silicon Valley et sont commercialisés en 1998 aux États-Unis. Il s’agit du Rocket e-book de Franklin et du Softbook9. Ces deux modèles fonctionnent sur batterie et disposent d’un écran à cristaux liquides noir et blanc rétro-éclairé. Ils peuvent contenir une dizaine d’ouvrages et se connecter à Internet pour télécharger directement des livres dans les bibliothèques des sites des sociétés NuvoMedia et SoftBook Press. Lancés par la Silicon Valley, d’autres modèles tels que le Everybook, le Millenium book et le Gemstar suivent sur les marchés en 1999 et 2000. En janvier 2001, la première liseuse française de la société Cytale est commercialisée. L’appareil pèse environ 1 kilo et sa mémoire est de 32 mo de ram et 16 mo de mémoire flash. Il permet de stocker 15 000 pages de texte, soit l’équivalent de 30 livres de 500 pages. Les ventes sont cependant très inférieures aux pronostiques et amènent la cessation des activités de l’entreprise en juillet 2002. Deux anciens employés, Michael Dahan et Laurent Picard, incitent la société Bookeen à reprendre la commercialisation du Cybook et en 2007, le Cybook Gen 3 est introduit sur les marchés avec un écran qui utilise pour la première fois dans leur modèle, l’encre électronique.
Fait intéressant : l’encre électronique est développée par des chercheurs du MIT qui créent la société E-INK en avril 1997. La technologie utilisée est une fusion de trois sciences : la chimie, la physique et l’électronique. La technologie de l’encre électronique est la suivante : des millions de microparticules noires et blanches sont en suspension dans un fluide clair. Afin d’afficher ou de modifier les données qui apparaissent à l’écran, il y a un champ électrique positif ou négatif qui réagit au touché et qui fait apparaître un groupe de particules à la surface de l’écran. En d’autres mots, elle permet le contraste de circuits graphiques ou textuels sur un support qui ressemble au papier10. Le premier prototype d’un écran utilisant cette technologie est développé en partenariat avec les sociétés Toppan et Philips. Il est commercialisé à partir de 2004 pour diverses liseuses. La première liseuse disposant d’un écran d’encre électronique est le LiBRIe, lancé en avril 2004 par Sony au Japon. En 2006, le Sony Reader intègre le marché avec un écran encore plus moderne. Michael Cook auteur du site epubook.com mentionne qu’il s’agit d’un écran : « qui donne une excellente expérience de lecture, très proche de celle du vrai papier, et qui ne fatigue pas les yeux11». Radicalement novatrice, la technologie tisse plusieurs partenariats avec différentes compagnies.
En novembre 2007, Amazon.com lance sa propre liseuse, le Kindle dans un format livresque de 19 x 13 x 1,8 cm. Elle est équipée d’un clavier noir de 6 pouces, d’un port USB et peut contenir jusqu’à 200 livres. En 2009, Kindle sort deux autres modèles de liseuse à un prix plus accessible. En mars 2010, le catalogue de Kindle comptabilise plus 450 000 titres disponibles. La Kindle devient le modèle de liseuse le plus populaire au monde.
En date de 2021, le marché américain était dominé par Amazon Kindle avec 72% des parts du marché12. À partir de 2009 et 2010, d’autres gros joueurs tels que le Nook de la grande chaîne de librairie Américaine Barnes & Noble et la compagnie canadienne Kobo, viennent faire compétition au Kindle. Signe que la réalité rattrape lentement la littérature et que l’ampleur du phénomène prend un goût de fiction, le 2 juin 2014, Suzi Levine, ambassadrice américaine pour la Suisse et le Liechtenstein, jure serment au dix-neuvième amendement de la constitution des États-Unis sur un Kindle. Aujourd’hui, les liseuses possèdent une multitude de nouvelles fonctionnalités. La compagnie E Ink a d’ailleurs dévoilé en 2023 un nouveau papier électronique qui peut afficher près de 50 000 couleurs CMYK à 300 DPI.13
En conclusion, il est difficile de dire si Napoléon aurait rougit de sa bibliothèque portative s’il avait vu les fonctionnalités que permettent aujourd’hui les appareils numériques de lecture. Chose certaine, trois-cents ans d’histoire nous préservent de son potentiel embarras. Peut-être même aurait-t-il argué que ce n’est pas à lui de rougir, mais bien au Dr. Floyd. Après-tout, la manipulation d’un livre peut relever de l’un de ces plaisirs coupables que semblent tenir comme sacré bien des amateurs de livres. L’odeur de la colle, la texture du papier, l’épaisseur du livre auraient peut-être valu davantage pour lui que l’accessibilité d’une centaine de livres numériques ?
[1] Une description de l’appareil est disponible sous forme de citation dans cette article : Guilet, A. (2016). Préambule historique et technique sur les supports tactiles et deux de leurs systèmes d’exploitation (iOS et Android).
[2] The Seybold Report. (s. d.). Consulté 5 mars 2023, à l’adresse https://seyboldreport.org/
[3] Lebert, M. (2021). Une courte histoire de l’ebook. http://archive.org/details/histoire-ebook
[4] IDEM
[5] IDEM
[6] IDEM
[7] Voir la partie 1 de l’article sur les outils numériques de lecture
[8] Lebert, M. (2021). Une courte histoire de l’ebook. http://archive.org/details/histoire-ebook
[9] Krebs, C. (2006, janvier 1). Du livre électronique à l’encre électronique [Text]. https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2006-04-0038-006
[10] IDEM
[11] Histoire de l’ebook #6—E Ink, une technologie d’encre électronique. (s. d.). ActuaLitté.com. Consulté 5 mars 2023, à l’adresse https://actualitte.com/article/100929/reportages/histoire-de-l-ebook-6-e-ink-une-technologie-d-encre-electronique
[12] Singh, S. (2022, octobre 13). Kindle Users and Usage Statistics. https://ereader.blog/kindle-statistics/
[13] Weber, H. (2023, janvier 12). E Ink’s latest color displays have me dreaming of electronic paper magazines. TechCrunch. https://techcrunch.com/2023/01/12/e-ink-color-tech-epaper-magazines/