Juliette Mézenc est une écrivaine qui vit dans les Cévennes, en France. Elle travaille avec les éditions de l’Attente et publie.net, en numérique et sur papier. Elle manipule des blogues, des vidéopoèmes et des jeux vidéo littéraires.
Tu pourrais me parler d’un projet numérique que tu as mené ? L’Almanach Mézenc peut-être ?
L’Almanach Mézenc, dont j’ai mis une partie en ligne, m’a permis de m’organiser un peu au cours de l’année : de m’obliger, chaque semaine, à mettre quelque chose en ligne. De voir que j’avais de quoi faire cet Almanach, et bien plus encore.
J’ai été occupée par cet Almanach Mézenc pendant plusieurs années. De celui-ci a poussé, quasi littéralement, une sorte de champignon qui est devenu Des espèces de dissolutions (éditions de l’Attente, 2019), qui est un récit. À la fin de cet ouvrage, il y a ce personnage, Bassol, qui avait beaucoup de choses à dire. Tout ceci prenait de l’ampleur et je voyais bien que j’allais vers une sorte d’excroissance à la fin du texte, ce que je ne voulais pas. J’ai donc ouvert un nouveau fichier, et cela a donné le Monologue de Bassoléa. Côté publication, le récit et le monologue sont sortis avant l’Almanach sur lequel j’avais pourtant travaillé plus tôt.
L’Almanach Mézenc n’est pas le premier blogue que tu as eu. Il y a eu Mots maquis, mais y en a-t-il eu d’autres ?
Oui, il y a eu Mots maquis ! Mais je n’y vais plus trop. À un moment donné, j’y mettais beaucoup de choses, mais sans aucune contrainte, car ce n’était pas du tout l’enjeu : un texte par jour, ou par semaine. L’idée était de prolonger ce que je faisais. Au début, j’avais un blogue, je ne me souviens plus comment il s’appelait, peut-être juliettemezenc… Enfin, un premier blogue où je mettais ce que j’écrivais, au fur et à mesure. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai publié Sujets Sensibles (publie.net, 2011). François Bon était venu sur ce blogue et m’avait demandé s’il pouvait le publier. Mots maquis a été le prolongement de ce premier blogue. J’y mettais, selon une temporalité qui me correspondait alors, une partie de mes travaux, de mes réflexions. Je me souviens qu’il y avait une rubrique « kommen kon krée », c’était une sorte de journal de bord d’écrivain. Il y avait des textes, ou des extraits que je mettais en ligne, des textes en atelier d’écriture, aussi. Je les mène soit à la fac, ou avec des enfants, ou encore avec des gens en grandes difficultés. Il y avait une sorte de porte communicante avec l’atelier personnel : celle-ci était plus ou moins ouverte, en fonction du collectif. De toute façon, ce qui me travaille dans l’atelier personnel va forcément irriguer l’atelier collectif, et inversement, tout comme les rencontres que j’y fais. Par exemple, j’ai rencontré, il y a quelques années, un jeune qui avait un handicap mental (je ne saurais pas vraiment dire ce qu’il avait) dans un IMP (NDLR Institut médico-pédagogique). Ce jeune-là m’a particulièrement touchée et il se retrouve dans le récit que j’écris actuellement. Et même si ce n’est pas lui directement, il inspire l’un des personnages.
Il y a donc des aller-retour entre les multiples ateliers. Les gens qui découvraient Mots maquis – et j’aimais bien ça – me disaient parfois : « Ça, on ne sait pas si c’est de toi ou de quelqu’un d’autre, on s’y perd un petit peu », alors que j’y mettais toujours le nom des personnes, bien entendu. Mais on pouvait y naviguer comme ça, sans trop savoir, et sans trop se soucier de qui était l’auteur de tel ou tel texte.
C’est une question qui est globalement très présente dans ce que tu fais, cette question d’écrire à plusieurs. Tu as notamment écrit avec Cécile Portier, avec Liliane Giraudon. Sur l’écriture en elle-même, il y a une multitude de voix au-delà de l’atelier d’écriture qui, lui, est un format particulier. Comment te positionnes-tu dans cette écriture commune ?
Dans Laisser passer (éditions de l’attente, 2016), il y a ce petit texte, au début:
« Je et déjà les problèmes commencent. Je doit être ici Juliette Mézenc puisque c’est sous ce nom que je vais signer ce prologue. Juliette Mézenc est un nom d’emprunt. Juliette Mézenc n’a pas de carte d’identité ni de carte électorale. Pourtant c’est bien sous ce nom de Juliette Mézenc que j’écris, sous ce nom que je suis parfois invitée à lire mes textes en public. Seulement voilà : Juliette Mézenc héberge quantités de je, Juliette Mézenc n’est pas très stable, elle n’est pas fixe ou du moins pas fixée et ne cherche pas à l’être. Son identité n’est pas vérifiable. Juliette Mézenc est pleine comme un œuf de je qui prennent la parole sans l’avoir toujours demandée, ce qui fait que le je dans ses textes peut varier en genre et en ton, en expérience aussi. Ces je la constituent, la désorganisent et la réorganisent sans cesse sans que jamais l’un d’entre eux prenne le pouvoir, même si pour être tout à fait honnête certains sont plus influent que d’autres. L’ensemble reste hétéroclite et mouvant, sans noyau dur, sans hiérarchie bien établie mais avec un certain sens de l’organisation tout de même. La communauté des je vous salue.
Juliette Mézenc »
Et c’est vrai : c’est ainsi que je vis l’écriture au quotidien. Je suis plusieurs, vraiment ! Quand j’ai commencé à écrire, il y a eu cette écriture polyphonique, de celles où il y a plusieurs voix. Ce sont des voix et des formes très différentes, et ce n’est pas voulu. Ce n’est pas du tout quelque chose que j’ai décidé, mais j’écris toujours avec plusieurs voix. Je ne peux pas en choisir une en particulier, il faut systématiquement que je trouve une manière de les tresser. C’est un motif auquel je pense souvent.
C’est d’ailleurs ce que tu évoquais pour Poreuse (publie.net, 2017)…
Oui, c’est tout à fait ça ! Une tresse à quatre, six ou huit brins. Ensuite, il faut que je réussisse à tenir tous ces brins, mais il pourrait y en avoir plus encore. On a déjà cette pluralité, à l’intérieur. Parce qu’on est irrigué par les travaux et les écritures des autres. J’ai beaucoup lu d’œuvres très différentes. Je continue à m’intéresser, et je lis beaucoup, dans des styles très différents. Spontanément, quand je commence à écrire un livre, j’ai des voix d’écrivaines ou d’écrivains qui viennent à moi. Il y a quelque chose… d’Hélène Bessette. Par exemple, dans tel ou tel passage, c’est un peu sa voix, comme une rencontre entre sa voix et la mienne. Là encore, c’est hybride. On ne peut écrire qu’à partir de cette hybridation. En tout cas, c’est mon cas.
Pour revenir à Mots maquis, il y avait déjà de ça : cette pluralité qui me plaisait bien. C’est assez différent de l’Almanach Mézenc, car les enjeux n’étaient pas les mêmes. Ici, je me suis mis une contrainte, celle de publier chaque semaine. Cela me permettait d’organiser un peu cette matière qui était en vrac et à laquelle je voulais, à terme, donner une forme très précise. Cela a donc été une expérience très différente, plus une contrainte temporelle que je me donnais. Ce qu’il s’est aussi passé, c’est que j’ai délaissé Mots maquis pour d’autres blogues : celui-ci, et un pour le Journal du brise-lames (NDLR: qui fait l’objet d’un article sur ce Carnet). J’étais alors en résidence pour travailler avec des jeunes qui arrivaient de l’étranger, et j’y mettais plutôt des œuvres et des textes faits par ces jeunes, mais également, pour certains, des liens. Il y a régulièrement eu des satellites de Mots maquis.
Revenons au Journal du brise-lames (publie.net, 2020) que tu évoques. Tu dis dans un entretien que tu es très curieuse de la programmation qui a été nécessaire pour réaliser ce projet qui est un FPS (First-person shooter, jeu de tir à la première personne) littéraire. Tu as travaillé avec Stéphane Gantelet, qui s’est occupé du développement de l’objet. Tes échanges avec la codeuse de Poreuse (étudiés par Marc Jahjah) sont aussi connus. Il me semble que cette technicité est fondamentale. Comment ça se passe ? Est-ce une autre écriture commune ?
Là non plus, ce n’est pas un choix. Je ne suis pas allée vers eux pour leur proposer quelque chose. Avec Cécile Portier, on s’est rencontrées par nos blogues. Elle m’a demandé un ou deux textes pour Étant donné, puis, d’être lectrice sur une performance à Avignon. Pour Stéphane, c’est pareil, il était là puisqu’on partage une vie commune.
Pour le numérique, j’y suis arrivée parce que mon premier texte a été publié sur publie.net. Autrement, je n’aurais pas pensé à la littérature numérique, mais ça m’a stimulée. Peu à peu, en lisant certains articles, j’ai vu les possibilités du numérique, que c’était bien autre chose que de la simple littérature numérisée. Ça m’a donné envie.
Au tout début du Journal du brise-lames, j’ai été invitée à faire une performance numérique au festival Chercher le texte. On a pensé à ce journal et à en faire une performance à partir d’extraits que j’étais en train d’écrire. Stéphane me filmait et créait une vidéo en direct qui s’appelait Le dossier est vide. Ça s’est vraiment bien passé ! Juste avant, il y avait un Australien qui présentait quelque chose à partir d’un jeu vidéo qu’il avait créé. En sortant, Stéphane m’a dit : « si l’on faisait un jeu vidéo à partir de ton texte ? » Ça m’a plu, alors on s’y est mis. Il se trouve qu’ensuite, on a eu une résidence avec des jeunes qui venaient de partout dans le monde et avec lesquels on a fabriqué un jeu vidéo littéraire. Stéphane s’est rendu compte qu’il pouvait aller au bout du projet, puis on a eu une aide du CNC (Centre National de la Cinématographie), ce qui nous a permis de continuer. Cela a duré cinq ans, dont deux ou trois à plein temps. C’est un jeu vidéo créé avec ce que Stéphane connaissait, il fait de la 3D et il est sculpteur, et il a appris par Unity. Il a également acquis les connaissances nécessaires dans plusieurs langages informatiques pour pouvoir créer ce jeu vidéo. Ce qui m’a beaucoup plu dans le processus, c’est que je ne donnais pas un texte à quelqu’un pour qu’il l’adapte, mais au fur et à mesure que Stéphane apprenait, j’avais des idées et je les lui proposais. Au début il disait : « Ah non non non, ce n’est pas possible ! » Et puis, au bout d’un an, il me disait : « On pourrait faire ça, ou mieux encore, comme ça. » On l’a conçu ensemble dans ces aller-retour, et c’est ce qui m’a plu. Si quelqu’un me dit « je vais adapter tel texte en jeu vidéo », peut-être que si c’est très bien, il y aura de la confiance, mais le processus sera vraiment différent. Là, j’avais le nez dedans tout le temps ! Je passais derrière Stéphane et j’adorais les structures filaires, des images non finies. Ce sont des images de travail qui me plaisent bien plus que les images réalistes qui, elles, m’intéressent moins artistiquement.
Vous avez fait le choix du first-person shooter (FPS), un genre très particulier, qui est plus destiné aux jeux de guerre qu’aux œuvres littéraires… Comment est-ce venu ?
On l’a appelé FPS parce qu’on a la vision du narrateur, de Mathilde, qui se déplace dans une boule qui roule. Le tout en caméra subjective.
Au début, je disais à Stéphane que ce serait peut-être plus simple en 2D, mais c’est la 3D qui l’intéressait. Il est sculpteur au départ !
C’est également une réflexion sur un genre qui est très libre, et c’est une discussion que l’on a eue avec nos fils qui ont beaucoup joué à Grand Theft Auto (GTA). Moi, lorsque j’ai joué à GTA, je suis allée chez le coiffeur et je me suis amusée à faire autre chose que la mission avec cette idée d’un jeu le plus ouvert possible ; la différence entre le play et le game, de faire en sorte que la personne peut construire sa propre lecture. Ça, ça nous intéressait beaucoup. Dans notre jeu, les barres de lecture sont des barres de vie. On a fait en sorte que les gens puissent passer d’un niveau à l’autre très facilement et qu’ils puissent naviguer le plus librement possible dans cet univers.
Je crois qu’il y a vraiment une continuité. Je me rends compte qu’il est souvent question de passage, de circulation, de frontières toujours poreuses, de strates et de niveaux. C’est vrai dans tout ce que je fais : on retrouve cette question de passer d’un monde à l’autre, d’un niveau à l’autre. C’est aussi vrai dans ce que je travaille en ce moment : cette question des strates géologiques et des strates de conscience. Quand on a fait le jeu, il y a plein de choses qui me sont apparues évidentes. J’avais le sentiment que le jeu était assez proche de la façon dont mon psychisme fonctionne. Hélène Bessette parle d’algorithme involontaire, il y a de ça. Un peu comme quand dans Poreuse, Christine Jeanney m’a dit qu’on pourrait passer d’un texte à l’autre d’un clic, ça rend le texte plus souple. Ce n’est pas une question d’adaptation, mais une adéquation entre ma façon de créer, de me percevoir dans le monde et l’objet. La façon, aussi, dont Mathilde avance dans le jeu, comme dans Minecraft. Ce que j’adore dans Minecraft, et ça correspond aussi à la vie, c’est que le monde se construit au fur et à mesure que toi, tu avances. On l’a repris dans notre jeu : dans le dernier niveau, Mathilde est sur une passerelle qui se prolonge en fonction de là où elle veut aller. Il y a vraiment une rencontre entre une forme et ce que je vis dans mon intérieur profond et soudain, ça prend forme. C’est vrai aussi dans les textes, ceux-ci sont peut-être assez proches du jeu vidéo.
Il y a la question de la non-linéarité absolue dans ce que tu fais, que ce soit hypertextuel dans Poreuse ou dans un jeu vidéo où chaque partie est unique. C’est une écriture très particulière, à la fois fragmentaire et modulaire, c’est une écriture très liée au support. Quelle différence cela fait-il dans ton écriture ? Comment est-ce que tu le construis ?
Je ne prévois pas tous les parcours possibles, pas du tout. Mais il y a quelque chose qui ressort de mes textes, quelque chose d’organique et de modulaire, à l’image des atomes qui s’accrochent et se décrochent pour s’accrocher autrement. C’est de cette manière que j’écris : je ne me soucie pas forcément de la forme finale. Je suis parfois amenée à réécrire des passages, à composer différemment et à créer d’autres niveaux. Souvent, c’était déjà là, mais il faut parfois remanier et organiser les bouts de textes pour la forme. C’est toujours déjà là.
Cette notion de strates apparaît comme très numérique, avec les strates de codes, entre code machine, codes accessibles, etc. Tu utilises souvent des outils qui existent déjà, comme WordPressou Unity, et tu te les appropries pour faire tes choses. Comment t’imagines-tu par rapport à ces outils ?
Je suis incapable d’apprendre un langage de programmation. On s’est posé la question, mais je n’en ai pas envie du tout. C’est un boulot énorme, et je ne le ferai pas. Ça me va bien de travailler avec d’autres qui, eux, maîtrisent les outils. Je suis bien consciente que ça a des limites, que les outils ont été fabriqués par d’autres et que je ne vais pas très loin. Je ne suis pas si numérique que ça, peut-être même très peu numérique. J’ai ce désir, mais ça ne vient pas de moi. Donc oui, il y a une multiplicité de choses qu’on peut faire avec ces outils, mais le champ dans lequel je peux évoluer est très limité. De toute façon, le stylo est une technique. On ne s’en rend pas compte, c’est tout, car on l’apprend très tôt. Moi, je suis plutôt stylo. J’écris avec quand je ne veux pas me soucier de la technique et ne pas être arrêtée par celle-ci, parce que je sais que je vais pouvoir aller plus vite que sur mon ordinateur. C’est un frein et pourtant, j’aime beaucoup venir assez vite sur l’ordinateur. Souvent, dès le deuxième jet. Mais pour le premier, c’est toujours avec le stylo.
C’est curieux comme cheminement ! D’habitude, les textes sont plutôt écrits sous traitement de texte puis édités. C’est intrigant d’écrire sur papier pour revenir au numérique ! Il y a une sorte de croisement, et ça, c’est un geste numérique !
Je ne sais pas, c’est ma pratique. Quand je veux être concentrée et avoir le moins de filtres possible ou de freins, j’écris sur un carnet. Pour dire que la question de l’outil, je la maîtrise très peu. J’aurais été incapable de faire un jeu vidéo, je n’aurais même pas eu l’idée ! Par contre, j’aimais bien lire les lignes de code. Avec Stéphane, on a fait un vidéopoème avec ça : je me suis amusée à écrire entre ses lignes de code. Il commentait ses lignes de code pour s’y retrouver, et ça m’a plu ! J’ai rajouté des fragments, je me suis glissée entre les lignes de code ; ça m’intéressait de brouiller les pistes. Ça a créé un dialogue, perturbant les lignes de code et cela a donné le seul roman d’amour que j’aie pu écrire jusqu’à présent ! Il y a bien un appétit pour le code, mais je n’y plonge pas.
Finalement, c’est l’usage commun : on utilise beaucoup de choses sans comprendre le code qui est derrière.
C’est intéressant d’en faire autre chose. De le détourner. On peut en faire plein de choses passionnantes !
Pour revenir sur les lieux, cette utilisation d’outils multiples, c’est aussi écrire dans plein de lieux numériques différents. Pour toi, est-ce qu’écrire sur différents espaces, c’est incarner cette réflexion ?
Même si je ne l’ai pas vraiment pensé, c’est une constante : j’écris à partir des lieux. Je ne peux pas concevoir d’écrire sans. Le lieu n’est pas un décor, pas un personnage non plus. C’est un milieu. Ce qui m’intéresse, ce sont les liens entre les vivants dans un milieu donné. Donc le lieu n’est absolument pas un décor, mais il est partie prenante de tout ce que j’écris. Un texte pousse d’un lieu précis : du plateau ardéchois, de Sète, des Cévennes… De ces lieux d’écriture aux lieux d’écriture numérique, il y a peut-être un lien à faire, je ne sais pas…
Même dans le vocabulaire employé, ce sont déjà des termes numériques : des liens, des environnements, etc. Question d’interconnexion…
La question de la connexion, c’est quelque chose qui revient sans cesse, même avant le numérique. Mais il y a aussi quelque chose de spécifique au numérique qui est sans doute renforcé. Par exemple, je m’intéresse aux mycorhizes, mais on a aussi beaucoup parlé d’Internet comme un vaste réseau mycorhizien, et réciproquement. Il y a des correspondances évidentes.
Tu parlais des vidéopoèmes, avec Stéphane ou toute seule, de cette mise en scène comme les performances que tu as pu faire. J’aimerais t’entendre sur cette mise en oral de l’écriture.
Ce que j’aimerais, c’est rester dans ma chambre et écrire (rires). Quand cela m’arrive trop longtemps, ce n’est pas si bon que ça, pour moi comme pour l’écriture, mais c’est mon désir fou ! Il y a les autres, autour, qui me proposent des choses. Sur la question du vidéopoème, c’est pareil ! Ce sont les autres qui me tirent en dehors de cette chambre. J’ai été invitée à faire des lectures et au début, je ne voulais pas, mais je me suis dit que c’était important. Les éditeurs me le disaient aussi. J’ai eu, dès le départ, des retours pas trop complaisants, de gens touchés par les lectures de mes textes. Alors que moi, quand je m’enregistre, je déteste entendre ma voix. C’était assez récurrent. J’ai fait pas mal de lectures en 2014-2015, et j’y ai pris un certain plaisir. Mais j’ai encore plus de mal lorsque d’autres lisent mes textes. J’ai commencé à penser à cette question de la lecture à voix haute et à essayer de voir le texte différemment. Il faut être détachée pour voir le texte comme un matériau et pouvoir le travailler autrement. C’est un travail de se détacher, de le mâcher. Et les vidéopoèmes sont arrivés dans la foulée. Je ne saurais pas dire quel était le premier. C’est aussi venu du travail avec Stéphane sur l’image, on peut associer le tout. Nous sommes tous des presqu’îles, c’est un très court texte. Je passais derrière Stéphane, j’ai vu une image qui m’a plu et l’on a fait un vidéopoème à partir de ça. C’est une question de rencontre avec quelque chose. Ça se fait comme ça, sans programmer quoi que ce soit. On a une intuition, parfois on la suit, parfois on fait autre chose, c’est comme ça, la vie et l’écriture. Il y a quinze ans, je n’aurais jamais pensé faire tout ça, ça ne m’intéressait pas. Personne ne me force, les rencontres font l’étincelle ! J’ai l’impression que ça ne vient pas de moi.
Mais même si ça ne vient pas de toi, en arrives-tu à en faire des objets de toi, des œuvres à toi ? On en revient à l’idée de médiateur avec la technique, il y a une personne en plus qui vient pour que cela forme un tout.
Après, l’écriture, ça ne vient pas de moi non plus. On ne sait pas d’où cela vient. Ça ne vient pas de moi, ou pas que de moi. On est fait de l’extérieur. On est fait des autres, des échanges entre dedans et dehors, entre les autres et ce que je considère comme moi qui ne suis pas une enveloppe imperméable. Bien sûr, je les revendique. Je les reconnais comme miens, vraiment, même si ce n’est pas très clair et défini ce qui est moi ou non-moi. Tout est question de rencontres. C’est très troublant, ces questions : d’où ça vient, qu’est-ce qui est à moi et qu’est-ce qui est aux autres ? On est propriétaire de rien, on ne peut que saisir des choses et les assembler. Quand on écrit, on a l’impression que cela vient du plus profond, mais c’est une représentation. Ça pourrait venir du plus lointain. On disait que cela venait du « ciel », maintenant, on dit que cela vient des « tripes », mais ça pourrait tout aussi bien venir du Big Bang. J’ai appris récemment que certains de nos atomes viennent du Big Bang (en plus de ceux qui proviennent d’étoiles mortes), de la fusion d’étoiles à neutrons, d’autres encore du rayonnement cosmique. Alors, savoir ce qui est à nous quand on est traversés par des rayons cosmiques… c’est quand même compliqué de répondre.
Dans cette réflexion, il quelque chose du cyberespace, d’hyperconnexion, du principe de l’Internet des réseaux qui fait écho, même thématiquement, à ce que tu écris. Tu soulèves par ailleurs une question : tu disais que tu ne répondrais pas à ce que fait le numérique à la littérature… mais je serais curieuse de tout de même te la poser !
Ça fait bouger les textes. Ça les fait remuer différemment ; ça les remue. Le fait de faire un jeu vidéo, ça a réorganisé le texte différemment. Le numérique, c’est toute sorte d’objets et d’outils ; peut-être faudrait-il distinguer toutes ces versions et ces usages. J’imagine qu’écrire sur un blogue avec une contrainte temporelle, ça fait quelque chose à l’écriture, et de faire un jeu vidéo, ça fait quelque chose d’encore différent à l’écriture. C’est sans doute trop vaste de prendre le numérique, et quel usage le numérique fait à quel texte. Là aussi, il y a une question de multiplicité. Tout dépend de l’auteur.ice en question. Un blogue, ça ne fait pas la même chose à Cécile Portier ou Chloé Delaume. La forme du blogue n’est pas la même, ça fabrique des choses différentes. C’est une question d’écosystèmes, pas du numérique en général qui ferait quelque chose. De comment les choses s’articulent entre quelqu’un en particulier qui écrit un texte particulier avec un outil numérique particulier. Ça fait des choses, mais à chaque fois, des choses différentes. Selon ce sur quoi je travaille, l’influence est très différente. Je suis toujours surprise que des auteurs soient intéressés par Twitter et les réseaux sociaux. Ça, ça ne me fait pas du tout écrire, et si l’on me l’avait proposé, j’aurais décliné. Alors que le jeu s’articule avec ce que je fais. C’est assez fin et précis, ce ne sont pas de grands ensembles. C’est tellement un espace de vie qu’on ne peut pas le prendre comme un tout.
Qu’est-ce qui te ferait écrire, qu’est-ce qui t’intriguerait maintenant ?
Je ne vois pas. Récemment, il n’y a pas de forme qui a vraiment retenu mon attention. Si je devais refaire quelque chose de numérique, ce serait sûrement un jeu vidéo. C’est l’expérience la plus intéressante, la plus ouverte, c’est puissant, même s’il y a très peu de lecteurs pour ce genre de forme. Si je devais le refaire, je le referais, mais il faudrait que je trouve une façon différente, un autre processus de travail, une autre forme de jeu vidéo. Il faudrait trouver une autre façon de faire les choses, explorer autre chose. Mais pour l’instant, non. Tu as une autre idée, toi ?
Je travaille sur l’idée d’aller faire de la littérature dans des endroits particuliers. D’utiliser des espaces de jeu pour aller y faire autre chose. D’aller dans des lieux non littéraires pour y inscrire des choses, presque dans une démarche de sabordage. Comme on le disait de GTA tout à l’heure, d’aller habiter des espaces numériques différents. Comme des lectures ont pu être faites dans des lieux autres que la librairie ou la bibliothèque, comme les zones à défendre (ZAD), ou les supermarchés… Surtout qu’il y a de plus en plus de possibles d’inscriptions. Quant à la question de strates et de niveaux, en réfléchissant sur cette écriture, qu’est-ce que celle-ci fait à ton écriture ? Tu as déjà cette idée de couches presque géologiques dans tes textes précédents. Comment, littérairement, dans le concret de cette écriture, cela a-t-il changé les choses ?
C’est ce que je disais tout à l’heure. C’est plus l’écriture du Journal du brise-lames qui se prêtait à cette mise en espace. On a trouvé que c’était évident : le texte était déjà construit comme ça, avec ce côté fragmentaire, avec des modules plus ou moins autonomes, et des ensembles de textes-modules qui pouvaient se distribuer en niveaux dans le jeu. Dans le sens du texte vers le jeu vidéo, la structure était déjà là. On n’a pas eu à vraiment changer quelque chose, juste réorganiser un peu. On ne s’y connaissait pas tant, mais on a repris les codes. On a joué un peu quand on était jeunes, mais on a surtout regardé nos enfants jouer.
Il y a aussi des expériences de jeux qui m’ont renvoyée à des expériences de vie. Il y a ce jeu où l’on est dans le blanc, sans aucun repère. Ça m’a troublé parce que je l’ai vécu. Ça faisait trois mois que je ne dormais plus. Le médecin disait que j’avais perdu la notion d’espace-temps. Ça a réactivé ça, de me perdre dans la map. Ce sont des échos assez profonds et assez troublants. Il y a parfois de telles adéquations que ç’en est saisissant.
Ce sont tellement des expériences fortes, que ça se recoupe entre ce qu’on vit dans ou hors du jeu.
Oui, c’est ça. Ce que l’on vit en rêve, ou en jeu vidéo, ça fait partie de nos vies. Ce sont des expériences de vie qui nous font, qui nous affectent.
Il n’y a pas de moments de nos vies où l’on n’est pas coprésents dans des espaces numériques. Il y a cette question très intéressante des modalités d’expérimentation très médiées, parfois, qui permet aussi cette liberté. Cette sensation d’être au bord du monde, par exemple, quand on arrive à la limite, là où il n’y a plus rien. Il y a une vraie communauté du vécu :-).
Quelques lectures pour prolonger cet entretien :
Jahjah, Marc. 2018. Séance {A} « Matérialités du design du livre numérique ». Montréal. https://www.youtube.com/watch?v=afbPtRH-aHQ.
Entretiens sur Diacritik :
- https://diacritik.com/2020/03/31/juliette-mezenc-traverser-les-frontieres-entretien-2/#more-53761
- https://diacritik.com/2017/09/06/lecriture-comme-carte-nomade-juliette-mezenc-poreuse/#more-25418
Atelier Médicis : https://www.ateliersmedicis.fr/le-reseau/acteur/juliette-mezenc-1521
Littérature numérique : Chercher le texte https://webtv.bpi.fr/doc=3902
sur le Journal du brise-lames : http://komodo21.fr/journal-brise-lames/http://www.mouvement.net/critiques/critiques/le-journal-du-brise-lames
Article sur HalfLife2 : https://www.cairn.info/revue-chimeres-2016-1-page-98