Peu de temps avant la clôture des résidences de création littéraire numérique Électrolitt 2023, Claudie Létourneau et Alicia Chabot, auxiliaires de recherche pour le laboratoire Ex situ et le pôle Québec de Littérature québécoise mobile, ont eu l’occasion de rencontrer les trois artistes en résidence afin de s’entretenir sur leurs projets et leur démarche artistique.

Les résidences Électrolitt, organisées par les productions Rhizome en collaboration avec la maison d’édition Alto, ont pour objectif d’offrir du financement et de l’accompagnement sous forme de mentorat aux artistes désireux d’investir le numérique dans la réalisation d’un projet. 

Pour la dernière entrevue, nous nous sommes entretenues avec Marie St-Hilaire-Tremblay. Son projet est une expérience immersive sur la pratique de la saignée pour traiter l’hystérie féminine. À l’aide d’un casque de réalité virtuelle, l’artiste propose de revisiter ce processus thérapeutique, ainsi que l’imaginaire macabre qui l’accompagne, afin de transporter le public dans un univers sans âge dans lequel il incarne la patiente. 

Active sur la scène littéraire et culturelle de la ville de Québec depuis plus de 10 ans, Marie St-Hilaire-Tremblay gravite surtout autour des disciplines de la performance et de la poésie. Elle a par ailleurs publié deux recueils de poésie aux Herbes rouges, Noctiluque (2020) et L’ancolie (2022). C’est entre autres son désir de sortir de sa zone de confort et de jumeler la poésie avec une autre forme d’art qui l’a poussée à déposer sa candidature pour la résidence. Elle souhaitait explorer davantage quelques thèmes qu’elle avait déjà abordés dans ses recueils, la folie et la colère féminines, ainsi que les rituels qui accompagnent l’exacerbation ou la mise à mal de ces bouillonnements intérieurs.


Claudie : À quoi ressemble le projet sur lequel vous travaillez dans le cadre de la résidence ?

Marie : C’est, en fait, une vidéo 360 qui va pouvoir être visionnée à l’aide d’un casque de réalité virtuelle. C’est parti d’un texte qui porte sur l’hystérie féminine et sur les traitements qu’on a fait à travers le temps pour la traiter, les électrochocs, on arrachait les dents, on faisait la saignée, donc je suis partie de ces histoires là pour bâtir un texte, puis par la suite, j’ai fait une vidéo en image pour répondre en écho.

Alicia : Le texte sur lequel vous travaillez, c’est un texte de votre cru? Ce n’est pas nécessairement un témoignage historique…? 

Marie : Non, c’est ça, c’est un nouveau texte que j’ai écrit précisément pour ce projet-là donc c’est nouveau. Mais ça reste que j’ai lu beaucoup sur le traitement de l’hystérie, puis à un moment donné, je me suis détachée parce que j’avais des chiffres. J’avais, tu sais, des choses hyper historiques. Ces recherches-là me servent à ce que ça soit crédible et vrai, même qu’il y a des choses que j’ai lues que je ne peux même pas inclure dans le texte tellement ça a l’air faux. 

Il y a une dame qui a réellement subi entre 1000 et 1200 saignées, coupures [en] 19 ans. Au début, je voulais l’inclure dans le texte, mais ça ne faisait pas crédible, c’était comme « Voyons, voir qu’elle va avoir 1000 saignées ! » Ces recherches que j’ai faites au préalable me servent quand même, mais je m’en détache pour faire quelque chose de plus poétique.

Marie St-Hilaire-Tremblay

Claudie : D’où vous est venue l’idée de travailler sur la violence faite aux femmes? Et pourquoi [sur] une autre époque, comme la saignée, je pense que c’est entre le XIIe et XVIIIe siècle, d’où vient votre inspiration ?

Marie : Deux choses, en fait : on m’a demandé d’écrire un texte pour une œuvre collective sur les femmes, puis leurs chambres d’écriture. Un peu comme un reflet de Virginia Woolf qui avait écrit Une chambre à soi. Puis, je me suis rendue compte qu’il y a beaucoup de violence dans mon écriture, ça fait que j’ai écrit là-dessus pour cette œuvre-là, puis parallèlement, j’ai été faire une visite du Monastère des Augustines, puis à travers le parcours, on voyait un lieu où était pratiquée la saignée, par ce qu’on appelait les chirurgiens barbiers à l’époque. Comme on n’avait pas besoin d’avoir vraiment de connaissance médicale pour faire la saignée, ils demandaient aux chirurgiens de le faire avec les lames et les ciseaux qu’ils avaient dans leur cabinet. C’est comme si ces deux choses se sont jumelées et ça m’a donné l’idée de travailler sur l’hystérie féminine.

W. Humphrey, Estampe « Het Committé de santé », 1796.

Après avoir discuté des thèmes à l’œuvre dans ce projet, nous avons cherché à voir comment se manifestera cette violence à travers l’expérience du spectateur.

Marie : Je travaille avec la proximité. Le fait qu’on ait un casque donne la chance d’être nez à nez avec quelqu’un qu’on ne connaît pas du tout, donc on entre dans une zone d’intimité personnelle vraiment rapidement à cause du casque. C’est sûr que même si c’était quelque chose de plus positif, [ça reste] quand même troublant de se retrouver nez à nez avec quelqu’un, puis on est en format tellement grand dans le casque, que c’est sûr que ça va influencer la réception. J’aimerais aussi entourer l’expérience d’autres choses, par exemple, […] de prévoir une ambiance dans la salle. Ça je suis en train d’y penser… et puis peut-être même de mettre quelque chose sur les gens quand ils vont visionner, peut-être une veste lourde… On est en train d’explorer un peu ce qui pourrait mener à l’expérience dans le casque, mais aussi avant puis après.

Alicia : C’est vraiment intéressant. Vous avez parlé de la veste, moi ça m’a marqué justement le côté oppressant de l’espèce de jaquette médicale.

Marie : Oui, c’est ce qu’on essaie de recréer. Mais c’est sûr qu’à la base, juste de mettre le casque, il y a quelque chose d’un peu… pas claustrophobique, mais tu sais, c’est quand même pesant, puis l’image est devant toi, donc si tu veux regarder par en arrière, si tu es assis, il faut que tu te tournes [avec difficulté], donc c’est ce qu’on regarde. Je me disais peut-être que je vais faire ça avec une chaise sans roulette, ce qui fait que la personne est obligée de se tordre pour regarder même si elle a une veste lourde. Je suis en train de penser à ça.

Alicia : Vous aimeriez présenter [le projet] comment ? Est-ce que ce serait dans le cadre d’une exposition avec des bornes par exemple?

Marie : Oui, c’est ça. Ça reste que le casque de réalité virtuelle [représente] un défi pour la diffusion, parce que ce n’est pas comme un tableau qu’on peut mettre au mur puis c’est bon, les gens circulent. Il faut être là avant, pendant, après, donc il faut accompagner [le spectateur], puis on n’a pas nécessairement 500 casques, donc c’est chacun son tour. La diffusion reste quelque chose qui, je ne dirais pas problématique, mais qui représente un bon défi. Je suis en train de réfléchir si ça ne peut pas être comme une boîte 360 ; sans être nécessairement avec le casque, ça reproduit quand même tout autour une expérience.

En vue de l’entretien, Claudie et Alicia ont eu la chance de visionner un prototype du projet. C’est une vidéo en noir et blanc, à laquelle s’ajoutera, au cours des prochaines semaines, du son spatialisé.

Alicia : Quelle était la réflexion derrière les costumes ? Je vois que dans la vidéo, à un moment donné, vous avez les yeux bandés, puis il y a une grande robe blanche à un certain moment.

Marie : Ben, c’est un peu des hasards en fait. Au départ, comme j’ai eu à couper [l’image] pour pas que ça prenne toute la 360, je me suis retrouvée à construire des cabanes chez nous avec tous les murs en couvertes pour être sûr qu'[on ne voit] rien [hors champ], puis à mettre des draps. Donc tranquillement, on dirait que les costumes se sont imposés pour que ça fonctionne avec ma cabane de couvertes. Et puis j’ai fait quand même beaucoup d’essais-erreurs. [Avec] les sons aussi, j’avais trouvé des sons de cloches avant de tourner celle-là où j’ai une jupe, donc je me suis dit que ça serait le fun d’avoir un costume qui [évoque] la cloche. Il y a aussi les musiques qui se sont intégrées [au fur et à mesure] et qui m’ont donné des idées pour les costumes.

C’est rare que je travaille deux médias ensemble, puis je ne veux pas qu’ils se répètent nécessairement. Je voudrais qu’ils se combinent, que chacun arrive avec une approche différente qui se complète.

Marie St-Hilaire-Tremblay

Claudie : [Qui] était le ou la mentor.e pour la résidence ?

Marie : Je suis chanceuse parce que j’ai eu deux mentors, finalement. J’ai Raymond Poirier qui a beaucoup d’expérience en direction de projet et direction artistique en entreprise [avec] Parenthèse 9, puis j’ai aussi Benoit Duinat qui est chercheur au centre CIMMI, Centre en imagerie numérique et média interactifs. Puis ils se complètent super bien en fait, parce que Benoit me donne des conseils techniques, mais aussi il connaît très bien la contrainte d’utiliser la réalité virtuelle. Puis Raymond a une bonne expérience en gestion de projet et en idéation. Donc il me permet aussi d’aligner mon projet sur quelque chose qui est crédible, puis tu sais, de me dire l’heure juste par rapport au temps que j’ai, pour [me permettre de] focusser sur une chose, puis d’aller de l’avant avec ça. Au départ, j’avais des questions vraiment générales : qu’est-ce que la réalité virtuelle? Mais là, c’est rendu super précis, […] super concret. […]. Puis ça fait du bien aussi d’avoir à exprimer mes idées parce que, comme j’ai à leur expliquer, [pour] moi-même, ça me permet de réfléchir et d’avancer.

Alicia : Avez-vous traversé des enjeux techniques [jusqu’à maintenant] pendant la conception de l’œuvre?

Marie : C’est sûr que, à la base, c’est une vidéo 360, donc on sait que ça capte tout, mais à ce point-là, je ne l’avais pas prévu. J’ai loué un studio de type boîte noire, j’ai aussi un studio qui était complètement blanc, mais aussitôt qu’il y a un petit élément qui ne fonctionne pas, ça gâche tout parce que ça capte tellement large. Dans le type boîte noire, il y avait les fluorescents sur le plafond qui étaient étranges, donc je n’ai rien pu prendre de tout ce que j’ai filmé là. Finalement, j’ai décidé de garder le 360, mais de cropper un peu les images. Ça c’est un bon défi technique. Il y a d’autres [défis qui n’avaient pas été anticipés à cause de la technique qui était nouvelle], mais en tout cas. (Rires)

Claudie : À quoi est-ce que vous vous attendez pour la suite du projet, à l’extérieur de la résidence ?

Marie : J’ai vraiment trop de projets en tête. (Rires) Mais en fait, il y a 2 façons que je pourrais le faire : j’aurais aimé faire une petite vidéo par traitement, par exemple, une vidéo par rapport à l’électrochoc, une vidéo par rapport à la saignée, etc. Ou [au contraire, miser] complètement sur une pratique et y aller à fond, pour explorer vraiment le 360, cette fois-là, parce que je ne veux pas couper. Je prendrais des décors qui sont appropriés pour ça. Si je le faisais en forêt à l’extérieur [par exemple], ça serait hyper intéressant en 360. Donc [je suis] en train de préparer la suite, mais ce n’est pas clair. Mais c’est sûr que je veux faire un autre projet avec le casque et la vidéo 360.


Les microrésidences sont une présentation des Productions Rhizome, en collaboration avec la maison d’édition Alto. Le projet, soutenu par le Conseil des arts du Canada, est né dans le cadre de la Communauté de pratique « Place et posture de la littérature québécoise en ligne ».

Vous pouvez déjà lire les autres articles de cette série d’entretiens, dans lesquels les artistes Nadia Morin et Samuel Corbeil sont à l’honneur.

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