Audrée Wilhelmy est une écrivaine québécoise qui explore, en plus du matériau de l’écriture, plusieurs techniques tant archaïques (comme l’impression artisanale, la gravure, la broderie), mécaniques (tel la photographie) que numériques (la création de capsules vidéo, notamment). Pendant l’écriture de son sixième roman, nommé provisoirement La Sauvagine, elle a créé L’Atelier, un site web lui permettant de partager certains aspects de son processus de création et de mettre en lumière les voix d’autrices inspirantes. Cet espace unique cherche aussi à établir un dialogue avec les lecteur.ices qui peuvent y inscrire leurs propres réflexions.
Qu’est-ce qui vous a mené vers la création de L’Atelier ?
J’ai fait un doctorat en étude et pratiques des arts pendant lequel une partie de mon travail consistait à documenter ma pratique d’écriture pendant la rédaction de mon roman Les Sangs. J’ai vraiment aimé cette démarche qui me permettait de penser en temps réel le processus de création littéraire. Quand j’ai vu que le Conseil des arts et des lettres du Québec offrait des financements pour le développement numérique, j’y ai vu une opportunité de me replonger dans cet exercice, qui m’avait beaucoup stimulée. C’est donc pour prolonger la réflexion que j’avais eue il y a quelques années que j’ai décidé de réactiver le blogue et de créer L’Atelier autour. Une fois l’infrastructure mise en place, j’ai voulu intégrer d’autres écrivaines, en mettant de l’avant de multiples façons de créer, plutôt que la mienne seule.
Est-ce que le blogue de départ était sur cette même plateforme ?
Il n’était pas sur cette plateforme-là, il était en dormance depuis au moins cinq ans, et n’était pas entretenu régulièrement. J’ai remis en place cette pratique-là.
Quel est le rôle de cet espace numérique ?
Mon objectif était d’ouvrir un dialogue autour de la création littéraire qui est normalement un exercice plutôt solitaire. En temps de confinement, c’était d’autant plus pertinent. Créer un espace de réflexion et de dialogue autour du travail littéraire me semble important pour me sortir de cette solitude de création, pour entrer en dialogue avec des artistes que j’aime et pour permettre à des lectrices et des lecteurs de plonger dans l’univers de ces femmes.
Comment cet espace nourrit-il vos œuvres qui ne sont pas numériques dans l’esthétique ?
Je n’ai pas l’impression que l’Atelier change comment j’écris, mais il rend mon travail beaucoup moins solitaire. C’est le péritexte, surtout, qui s’en voit transformé. Parfois, je lance des pistes par rapport à mes gravures et mes livres d’artistes et des gens vont rebondir, ils vont me donner des idées auxquelles je n’avais pas pensé, vont me parler d’artistes que je ne connais pas. J’ai l’impression que, grâce à ce dialogue, ma pratique artistique avance beaucoup plus vite, même si ma pratique littéraire est moins concernée par le phénomène.
L’écriture du livre se fait-elle davantage sur ordinateur ou sur papier ?
Je travaille seulement à l’ordinateur et beaucoup avec Antidote (pas seulement pour la correction des fautes, mais davantage pour les dictionnaires et les ressources d’identification des occurrences, par exemple). Mes premiers textes, quand j’étais au début de mon secondaire, étaient écrits à l’ordinateur donc, pour moi, la création, c’est vraiment propre à cet outil-là.
Même pour mes livres d’artistes, je commence par composer mes textes à l’ordinateur. Je fais aussi mes dessins sur mon iPad avant de les transposer en œuvre pratique, car les outils numériques permettent des corrections et une liberté que le papier ne permet pas. C’est plus facile surtout dans les phases d’idéation (où l’on fait beaucoup d’erreurs) de créer à l’ordinateur pour ensuite transférer ce contenu vers le bon médium.
Vous écrivez tout de même un peu à la main ?
J’écris un peu à la main. Je suis très manuelle et la dimension artistique et visuelle des choses est vraiment importante pour moi. Parfois, je vais prendre le temps de recopier ce que j’ai écrit à l’ordinateur à la machine à écrire. C’est plus long, mais j’aime bien ce moment de transposition parce qu’il me force à m’arrêter au choix des mots. L’ordinateur favorise leur surgissement, puis après, je les transpose soit avec des caractères d’imprimerie, soit avec la machine à écrire, soit à la main. Ce changement de vitesse permet de regarder le texte autrement et de remarquer des choses qu’on ne voit pas nécessairement sur l’écran.
Je trouve très intéressant que vous exploriez à la fois la matérialité et le numérique.
Cette espèce d’hybridation et de fusion là est vraiment primordiale pour moi. Par exemple, du côté de l’impression artisanale, ce sont des objets très archaïques (ma presse ne fonctionne pas à l’électricité, elle date de 1920 et les outils sont en bois), vraiment à l’opposé de la création numérique. Pourtant, c’est hyper compatible dans ma démarche.
On pourrait dire qu’elles se complètent d’une certaine façon ?
Vraiment, elles sont interdépendantes en fait.
Est-ce aussi dans un but d’innover éditorialement ? Je pense à L’Atelier et à Clairvoyantes notamment.
Clairvoyantes est un projet intéressant qui donne une grosse part au numérique, mais je ne me suis pas beaucoup occupée de cette dimension du projet. Je me suis occupée davantage de la dimension visuelle en collaboration avec Justine Latour et, surtout, de la partie littéraire. Je ne pensais pas que j’aimerais créer un projet où il y a autant de gens qui interviennent, mais finalement, je me rends compte qu’à plusieurs, on se donne des idées qu’on n’aurait pas sinon. Ce que j’ai fait avec Clairvoyantes m’amène à penser ce que je veux faire avec mes livres d’artistes autrement, puis à pousser plus loin cette réflexion-là. Je me rends compte que tout ça est une forme d’écosystème où chaque chose a sa place puis va nourrir les autres choses, mais si on enlève un aspect, tout le reste se dévitalise.
Quels sont les outils numériques que vous utilisez pour vos créations, j’ai lu notamment sur votre blogue que vous parliez de Scrivener ?
Pour écrire, Scrivener est un outil formidable parce que ça permet de décomposer un texte en beaucoup plus de fragments que dans Word et surtout, de jouer avec l’ordre de ces fragments. Ça permet aussi de centraliser toutes les recherches, les notes, les images. Si j’ai écrit une phrase que j’aime beaucoup, mais qu’elle n’a pas sa place dans le texte que je suis en train de rédiger, je vais la mettre dans un document à part, et si j’en ai besoin, je vais pouvoir aller la chercher là, sans avoir à rouvrir des documents décentralisés.
J’utilise aussi plein d’outils différents. Pour faire du dessin et pour mes gravures, j’utilise Fresco sur le iPad (qui est une application d’Adobe), Photoshop et Lightroom. Pour mon site web, j’utilise ProPhoto sur WordPress. Je commence aussi à faire de la vidéo avec Adobe Premiere, puis Adobe Audition. J’utilise beaucoup d’applications et d’outils numériques, ce sont des choses que j’aime apprendre et comprendre.
En fait, j’aime les outils, qu’ils soient numériques ou manuels. Ce que je peux faire avec un banc de scie ou avec Adobe Premiere Pro, pour moi, c’est la même satisfaction. Le très tangible et le très numérique sont au même niveau dans ma pensée par rapport au développement des outils que j’utilise.
On peut donc dire que vous êtes autodidacte ?
En effet, j’aime apprendre par moi-même, dans une sorte d’apprentissage en arborescence. En faisant des recherches sur comment se servir d’un outil, tout d’un coup, on découvre de nouvelles approches, de nouveaux potentiels. Internet est une chose extraordinaire pour ça. En tricot par exemple, il n’y a pas si longtemps, le seul endroit où l’on pouvait apprendre de nouveaux points, c’était dans les Cercles de Fermières, mais maintenant, n’importe quel point de la Terre, cela prend deux minutes sur YouTube et tu le sais. Cette accessibilité est extraordinaire parce que ça permet d’aller beaucoup plus loin, beaucoup plus vite.
Vous avez écrit sur votre blogue récemment que le nouveau concept de digital garden est une manière pertinente de penser votre « Exercice de vulnérabilité ». Pourriez-vous m’en parler davantage ?
Je réfléchis beaucoup à la structure du blogue, ces derniers mois. Je constate que les médias sociaux sont plus efficaces pour entrer en dialogue et avoir des échanges avec les gens. Les gens commentent davantage sur Facebook ou Instagram que sur un blogue, et c’est de ce dialogue-là que je me nourris. C’est lui qui m’amène plus loin, qui me permet de penser autrement.
Je me demande donc si cet « espace de jardin digital » n’est pas plutôt un lieu pour conserver la trace des interventions numériques qui seraient trop longues sur les médias sociaux. Peut-être que ça deviendra davantage une sorte d’archive du processus et de la réflexion que je mène que l’outil premier de communication.
Pour l’instant, la solution que je projette est de m’en servir comme lieu d’archive, puis pour faire des « reportages documentaires » beaucoup plus longs comme je l’ai fait au sujet de L’Atelier du Silence, où l’on voit les différentes étapes du processus avec plusieurs photos. Ce genre d’article là n’est pas vraiment possible sur les médias sociaux, parce qu’une mise en forme est nécessaire.
Sur votre blogue, vous avez posé la question suivante : « Dessine-t-on les mêmes choses, sur les grandes pages blanches des cahiers, quand on sait qu’il nous faudra ensuite les numériser, les diffuser, en faire un objet partagé ? Bien sûr que non ». Je me demandais alors à quel point la documentation de votre processus d’écriture vous contraignait dans la création du roman ?
Ma thèse était en critique génétique, soit l’étude des archives des écrivain.es et de toutes les versions d’un même texte. J’adore le travail de documentation, j’ai un plaisir photographique et esthétique très grand quand je crée, alors ce n’est pas une contrainte que de documenter les choses, surtout pas photographiquement, mais c’est du temps artistique quand même. Mon temps de création ne peut pas être entièrement consacré à l’écriture, ce serait trop, alors ces tâches documentaires viennent équilibrer la temporalité que j’accorde à chaque chose.
Sur la page Facebook de l’Atelier, il est indiqué que vous souhaitez « déjouer l’urgence du numérique ». Qu’entendez-vous par là ?
Je ne réussis pas vraiment à le faire, en fait. Mon but au départ avec mon blogue était d’avoir une autre temporalité que celle des médias sociaux et donc de déjouer l’urgence de publier et de répondre régulièrement. C’est finalement un peu contradictoire avec l’idée d’avoir une conversation directe autour des œuvres. Je m’assure donc que les réseaux sociaux soit un bon outil de diffusion et d’échange sans devenir un lieu de procrastination. Je ne vais pas me perdre pendant 45 minutes sur Facebook à regarder des publications, je vais plutôt utiliser l’application comme un outil de communication.
Sur mon site, les gens ont accès à toutes les pratiques que je mène, sous forme d’embranchements. En même temps, ils ont accès aux voix d’autres écrivaines et à des capsules sur des gens qui parlent de l’impression artisanale et des métiers du livre. Ça devient donc davantage un média qu’une page. C’est très long à construire et il y a plusieurs mises à jour à faire, mais l’idée reste de centraliser toutes mes pratiques, et de le faire à un rythme lent, celui de la création artistique. L’Atelier me permet de diriger les gens aux bons endroits. Ainsi, un journaliste qui doit écrire un article sur mon nouveau livre Blanc Résine sait qu’il doit aller chercher les informations sur le sujet dans la section « Romans », mais quelqu’un qui a envie de se perdre sur le site peut le faire, peut se retrouver sur YouTube, découvrir les gravures et se familiariser avec ma pratique à partir d’un seul espace.
Ça me fait penser à la navigation dans les œuvres numériques qui peut être effectuée de manière linéaire ou éclatée.
C’est exactement ça.
Qu’est-ce que nous réserve l’Atelier pour les prochains mois ?
C’est excitant, je travaille en arrière-plan pour revoir sa structure, j’attends les articles de vingt-quatre écrivaines qui vont parler de leur pratique et j’ai une douzaine de tournages de capsules avec Pierre Filion sur les choix typographiques qui sont prévus pour les deux prochaines années. Je vais aussi faire des tutoriels et des rencontres avec des artisans du livre : des papetiers, des graveurs, des relieurs. Ce sont des capsules de quelques minutes que je veux créer puis déposer sur la plateforme.
Jusqu’en septembre prochain, ça va être toutes ces choses, ensuite, ce sera la diffusion de contenu. Il y a plusieurs projets différents qui vont voir le jour. Je me rends compte que c’est plus intéressant de parler de la pratique du livre d’artiste qui comporte une partie visuelle, une partie littéraire, une partie mécanique que de parler de l’écriture d’un texte littéraire. Je ne sais pas quelle quantité de texte va être consacrée à quel sujet, mais tout ça va cohabiter de manière plus fluide qu’en ce moment.
Je crois que l’Atelier a été conçu pour parler du roman nommé provisoirement La Sauvagine, mais maintenant, quelle est sa fonction?
Au départ, mon idée, c’était de parler spécifiquement de l’écriture, mais je me suis rendu compte que le processus d’écriture est un peu long, c’est beaucoup d’interrogations sur des questions de personnage et que ça doit être mis en contexte pour être compris. Je me rends compte qu’en parlant de la périphérie, de tout le reste finalement, je me retrouve beaucoup à parler d’écriture sans la nommer aussi directement. Toutes ces choses que je fais constituent le bassin d’inspiration dans lequel je puise pour mon travail littéraire, donc nécessairement, ça nourrit ma pratique et d’en parler, c’est de parler de ma démarche aussi.
© Toutes les illustrations proviennent de la page de L’Atelier.