Cet entretien a été effectué en septembre 2021.
Biographie
Née à Paris, ville où elle s’obstine à vivre, Anne Savelli cherche comment ne faire qu’écrire. Pour y parvenir, elle anime des ateliers d’écriture et monte des projets avec L’aiR Nu (Littérature Radio Numérique), collectif créé en 2015 qui développe une collection appelée Les villes passagères.
Depuis les années 2000, par ailleurs, elle entrecroise les genres littéraires et s’intéresse à la question du lieu : métro aérien (Fenêtres), grands magasins (Décor Lafayette), écoquartier (Lisières limites), lieux où lire et où écrire (Des oloés). Ses livres parlent également de musique (Cowboy Junkies), de cinéma (Décor Daguerre), de danse et de photographie (À même la peau). Elle ne possède pas d’animal de compagnie mais un avatar, Dita Kepler, qui se métamorphose pour elle depuis 2009 (Anamarseilles, Île ronde, Journal du silence / Journal de la lutte).
Son dernier livre, paru en France le 24 août aux éditions Inculte et qui paraîtra au Québec le 27 septembre, s’intitule Musée Marilyn. Il évoque la relation de Marilyn Monroe à la photographie et aux photographes.
Tu es identifiée pour ton travail au sein de L’aiR Nu. Pourrais-tu en présenter la structure ?
L’aiR Nu, ou Littérature Radio Numérique, est un collectif créé en 2015 à quatre : Joachim Séné, Mathilde Roux, Pierre Cohen-Hadria et moi. On avait envie de faire du son, sans toutefois être des professionnels ni avoir envie de le devenir ; mais aussi d’utiliser le peu de savoir qu’on avait pour faire découvrir le travail d’autres auteur.ices en proposant des lectures, par exemple.
On s’est rapidement structuré en association pour des raisons très pratiques, notamment financières : on s’est tout de suite retrouvés en résidences dans la région de Moret. On voulait travailler ensemble, et on a beaucoup produit. C’était une bonne expérience ! On a fait des ateliers, Mathilde a fait de la vidéo, j’ai enregistré un marinier qui parlait de navigation. Ça a donné notre premier livre numérique : Une ville au loin (2016).
L’idée était aussi pour Joachim et moi de créer notre profession, même si ce n’était peut-être pas un travail à plein temps. Travailler à plusieurs est une grande force pour faire connaître nos projets, et c’est plus simple en se présentant comme « L’aiR Nu ». C’est un peu fait de bric et de broc, mais on a une thématique d’ensemble sur la ville qui est vraiment porteuse : tout le monde comprend les enjeux. Il y a également des projets très différents au sein de L’aiR Nu : des balades littéraires, des créations sonores, ainsi que des interviews par Pierre (qui est sociologue, au départ). On était un peu seuls au début, puis la création et l’usage de la baladodiffusion (du podcast), en général, ont explosé ! Ce n’est pas le bateau qu’on a pris, et finalement, le son n’est pas l’unique intérêt. Sans compter que des podcasts, il en existe énormément !
Actuellement, L’aiR Nu se compose de huit membres : ce qui forme un groupe très hétérogène. Même si l’on conserve une unité, on n’a pas tous.tes les mêmes rôles dans l’association ni la même implication. On vient de sortir Lisières Limites et ça nous ressemble. Pour l’expérimentation, c’est vrai que le numérique est une aide. On travaille avec des gens nouveaux tout en conservant une ligne : on essaie d’être compréhensibles tout en restant nous-mêmes !
En effet, Lisières limites est sorti il y a peu de temps !
Ce livre vient d’une proposition de textes faite à l’Université Gustave Eiffel de Marne-La-Vallée avec laquelle on avait déjà travaillé sur À travers champs. On discutait avec elleux sur le campus de Marne-la-Vallée et une enseignante nous a parlé du projet de Châtenay. Je me suis alors exclamée « oh, mais Châtenay, on connaît ! » parce qu’on a travaillé à Châtenay-Malabry pendant assez longtemps : on y a animé des Nuits de la lecture. Le simple fait d’être là, dans le même espace et en présence, ça nous a amenés à participer à ce projet.
C’est un projet tripartite avec, d’une part, plusieurs équipes de recherche de Marne-La-Vallée qui travaillent autour de la création de cet écoquartier vu comme un laboratoire : qu’est-ce que c’est que la création d’un écoquartier ? Comment ça se passe ? Quels sont les difficultés, les limites et les modèles convoqués ? À quoi ça va ressembler ?
Ce sont surtout des profils avec qui on n’a pas forcément beaucoup collaboré auparavant : des spécialistes de l’eau, des historien.nes qui ont fait des entretiens. On a surtout travaillé avec une chercheuse en lettres et le groupe Eiffage, un très gros groupe français de construction, ainsi qu’avec la mairie de Châtenay qui est partenaire dans la création de cet écoquartier.
La faculté a médié le projet, entre nous et les autres membres du projet.
On peut se permettre, en tant qu’écrivain.es, une approche onirique et critique. Ça a rendu, au final, un livre numérique.
Cet été, avec la disparition de Philippe Aigrain, qui était un grand soutien de publie.net et de L’aiR Nu (c’était le propriétaire du local que l’on occupe et qu’il nous prêtait gratuitement), les cartes ont été rebattues. Dans ces moments, on ressent la fragilité de tout cela : la stabilité de cet écosystème créatif reposait sur une seule personne. On est tous.tes démoli.es, mais l’on reste dans ce désir de poursuivre des collectifs.
Lisières limites sort uniquement au format numérique. On avait l’idée de créer une collection chez publie.net, mais ce n’était pas le moment de poursuivre les démarches. Surtout, l’on voulait faire circuler le livre.
Les livres purement numériques sont moins lus, on le sait. Ils posent la question de la forme : dans ma partie, j’ai utilisé des cadres, comme des briques de mur, et l’EPUB ne rend pas ça. Roxanne Leconte, qui a fait l’EPUB, a mis toutes les briques à gauche pour que ce soit lisible sur tous les formats. Cette question revient : c’est pareil avec La Marelle.
J’ai des envies formelles parfois irréalistes, même en utilisant le numérique, qui de toute façon ne permet pas toujours d’aller au bout d’une idée. Chaque support, papier ou numérique, a ses contraintes et ce ne sont pas forcément les mêmes. Les contraintes techniques me paraissent par moment plus fortes en numérique, étrangement.
La question de savoir comment toucher les gens se pose, même si la reconnaissance n’est pas l’objectif absolu. Cette question de la réception est importante, de même que celle de la lecture. Quand j’écris, quand je me relis, je tente d’imaginer la façon dont mon texte va être perçu. Cela paraît évident, mais je n’ai pas toujours procédé de cette manière. Pour l’instant, nous n’avons pas du tout de retours, mais le texte est sorti il y a deux jours (N.D.L.R. Paru le 15/09/2021). J’espère que tout le monde va commencer par lire le texte de Joachim, placé en premier, et, ainsi, avoir fait le plein d’informations sur l’écoquartier au moment de lire le mien. Si au contraire, il commence par le mien, il se retrouvera peut-être dans une situation plus étonnante, remarque !
On écrit séparément, mais quand l’objet se construit, ça permet de réfléchir au sens de lecture. Je fais des choix de formes pendant que j’écris, j’ai un peu d’avance sur la mise en ligne. Il faut que je garde cette avance, sinon je vais me faire dévorer. Il y a toujours des questions qu’on n’anticipe pas et qui viennent nourrir l’écriture. Ce sont ces questions que j’essaie d’intégrer lors de mon l’écriture.
Il faut garder le texte, qu’il ne disparaisse pas derrière ou sous le code, l’interface, ou encore la manipulation.
Cette liberté est très importante : pouvoir travailler la forme et avoir la main dans la position auctoriale. Tes propositions permettent, il me semble, une autre écriture éditoriale.
Le numérique, c’est une mise à plat. Je dessine souvent des arbres de mots-clés pour mes livres. J’ai commencé ça tôt, quand j’étais étudiante. Je travaillais sur Proust, j’ai fait un arbre sur les personnages de la Recherche. Je sais que je pense de façon arborescente, et en même temps, j’aime tracer un signe. J’ai besoin de tenir compte de ma façon de penser, ce qui va contre la manière dont j’ai été élevée. On me disait de ne pas aller dans le hors-sujet, mes professeurs étaient obnubilés par le sujet. La première chose que j’ai faite en devenant écrivaine, c’est de me débarrasser de ça. Quand quelque chose me vient en parallèle de ce que je suis en train de faire, je vais le noter, et ça va rejoindre l’objet. De façon pragmatique, le monde du livre ne me suit pas toujours quand je prends cette direction. Les éditeur.rices avec lesquels je travaille sont forcément des gens qui comprennent d’emblée ce que je tente de faire. Iels ne me demandent jamais de modifications structurelles, car la structure est déjà pensée et construite en amont. Ça passe ou ça casse !
Arrêtons-nous un peu sur cette pensée arborescente, et donc hypertextuelle à l’origine. C’est déjà du numérique. Comment cela influe-t-il sur ton rapport à ce dernier ?
J’ai commencé à travailler pour une société qui faisait des CD-ROM. On travaillait à la conception d’une collection de balades littéraires à travers des villes. J’ai créé toute l’arborescence du premier CD-ROM sur lequel j’ai travaillé par moi-même! Dans celui-ci, on faisait partir les utilisateur.rices à Istanbul, en Turquie. Il y avait cinq portes d’entrée différentes, et chaque extrait de texte venait d’un auteur connu. Avec des liens hypertextes, on naviguait entre des textes d’auteur à travers le temps. Il ne fallait pas pouvoir revenir en arrière, les textes étaient corrélés à des moments temporels. Il y avait énormément de possibilités.
Internet est arrivé et les CD-ROM ont disparu. Mais je suis heureuse de cette aventure : j’ai appris que j’étais capable de penser cette forme arborescente. Puis le numérique s’est démocratisé, notamment par le traitement de texte qui a été une délivrance du point de vue de l’écriture. La possibilité d’écraser les ratures m’a beaucoup aidé, d’autant que je retravaille beaucoup mes textes. Le point d’insertion, aussi : de pouvoir ajouter du texte à l’intérieur de la phrase, c’était magique. Sans compter les liens hypertextes et l’ouverture de plein d’onglets : c’était jouissif !
La communication entre auteur.rice et créateur.rice est devenue beaucoup plus simple et horizontale. Quand Internet est arrivé en France, je travaillais pour une start-up américaine, je scannais le Web pour signaler les sites littéraires. En 2000, j’étais au courant de tout !
Le numérique m’a délivrée. Quand les éditions de l’Attente ont mis en couverture un extrait de l’arborescence de Décor Daguerre, ça a été une vraie reconnaissance. On voyait matériellement sur la couverture ma manière de penser. J’ai beaucoup souffert de ne pas comprendre comment je pensais. Dès l’enfance, j’avais l’impression que j’avais le cerveau qui fuyait. C’était très angoissant.
On m’a toujours reproché de perdre mon lectorat.
Mon livre Musée Marilyn est complètement imprimé, je joue avec ça. Je rentre dans un musée avec interdiction d’amener son téléphone avec soi, dans la diégèse en tout cas. Ça donne plein d’interdictions auxquelles je n’avais pas pensé. Il y a un guide qui force à aller de pièce en pièce, etc. J’utilise ces problématiques personnelles pour créer de la fiction. Les spectateur.rices ne peuvent pas savoir l’heure qu’il est et l’exposition est très longue. Je fais des choses très hétérogènes, mais je pense qu’elles sont vraiment liées entre elles.
J’aimerais faire un parallèle entre cette start-up et les répertoires de littérature numérique actuels.
C’était il y a 20 ans ! Mais il y avait déjà beaucoup de choses ! En 2000, le Web explosait et l’on cherchait des rédacteur.rices pour décrire les sites. Ça n’a pas duré longtemps, mais j’avais répondu à cette annonce-là. On faisait des résumés, on les intégrait à la base, et l’on développait l’arborescence. Il y avait une grande liberté. Des gens avaient déjà rassemblé des listes de liens et, sur les blogues et sur les sites, on indiquait qui on lisait. Ça permettait pas mal de découvertes. Si la boîte n’avait pas fermé, je serais sûrement restée. Google a absorbé ce genre de répertoires.
Pour le grand public, il n’y a plus besoin de ces annuaires, mais il manque quelque chose pour se retrouver dans tout cela. Il y a quelque chose d’angoissant à absorber tout ça. On finit par être assez passif. Alors qu’aller chercher quelque chose, comme pour Marylin, c’est très enrichissant. Par la recherche, on retrouve toujours des points d’intérêt à travers les mondes qui s’ouvrent. Il y a toujours des moments de curiosité.
Quel est ton usage créatif des réseaux ?
J’en ai un usage à part. Le compte de Dita Kepler sur Twitter est très peu utilisé, c’est le lieu où je me réfugie. Elle parle d’elle à la troisième personne et ne répond pas quand on lui parle, elle est très imperméable. C’est Pierre Ménard qui a créé le compte, j’ai mis 6 mois à m’en rendre compte. J’ai dû enquêter pour savoir qui l’avait créé. Il m’a donné les codes d’accès après coup.
Sur les réseaux, je fais la pub de L’aiR Nu. J’ai des comptes pour le projet Marilyn aussi, mais il n’a rien à voir avec ma vie réelle. J’y ai beaucoup d’abonné.es : 58 700 personnes le suivent. C’est très rigolo, ce compte est abonné à des comptes de vedettes que je ne suivrais pas autrement. Je ne raconte jamais ma vie en ligne. C’est essentiel pour moi.
Je voulais me faire un Twitter plus apaisé, je me suis donc désabonnée d’un tiers des comptes que je suivais. Je ne sais plus ce qui est « tendance » en France, je ne vois plus les sources de polémiques aussi facilement. C’est très précieux pour les nerfs.
Je n’en peux plus de lire de longues choses sur Facebook. Je préfère aller sur les sites, comme celui de Guillaume Vissac, souvent parce qu’il a annoncé une nouvelle chose sur Twitter – je n’irais pas forcément par moi-même. D’ailleurs, je n’ai pas vraiment une liste de liens. Les répertoires sont de bonne chose pour cela. Un peu comme les flux RSS, il y a quelque chose à faire ou à inventer.
J’en ai une pratique opposée : j’ai un compte pour les infos et un pour le Répertoire des Écritures Numériques qui ne suit que des comptes littéraires. J’ai créé une bulle de filtres volontaire. Il y a quelque chose de passionnant dans cet usage de détournement des réseaux.
Mon problème, c’est que je suis sur Twitter depuis 2008, ça fait si longtemps que des choses se sont agrégées. Tu peux faire des listes, mais cet usage ne se pérennise pas.
J’ai enlevé Messenger et WhatsApp de mon téléphone intelligent, j’ai supprimé des choses. Je ne reçois plus aucune notification, pas même pour les SMS. Ça a été très important pour moi. J’ai fait un burn-out avant la pandémie et je pense que le numérique est en partie responsable de ça. Il a vraiment fallu que j’y mette un frein : c’était une question de santé. Réduire la voilure. C’est aussi pour ça que ça me heurte, parfois, ce besoin que des auteur.rices ont de faire des pavés sur ce qui leur arrive comme ça, sur Facebook, en direct. Mais je les comprends, j’ai souvent des choses que j’ai envie de partager par ce biais. On ne peut pas toujours choisir ce qu’on a envie de recevoir.
Je fais de petites choses, des marottes : en ce moment, je fais des alertes Marilyn. J’ai une alerte Google, une forme de veille, et Marilyn est tellement connue qu’il y a quelque chose chaque jour. Ce sont toujours des trucs complètement absurdes, c’est rigolo. J’aimerais voir ce livre toucher plus de gens que les précédents, plus de gens que d’habitude. Ce n’est pas un livre expérimental. Au final, je fais des choses qui m’amusent et je fais des choses secrètes.
En parlant de choses pas si secrètes, je suis assez curieuse de ton rapport au son dans ce que tu fais : dans Musée Marilyn, il y a un gros rapport à l’image. Même dans Saint-Germain, il y a cette notion très visuelle. Comment le son vient-il travailler tout ça ?
J’écris un roman qui s’appelle Bruits. C’est l’histoire d’une petite fille dans la ville qui veut échapper au bruit, à la base comme quelque chose de pénible, mais c’est aussi parler du son, de la musique et du silence. Ça m’intéresse beaucoup, mais comme je n’ai jamais réussi à l’écrire, que ça fait 20 ans, j’écris toujours un autre livre à la place. Il y en a toujours un peu dans mes autres textes. Dans Marylin, c’est dans le sas avant de passer dans l’exposition, où l’on est aveuglé par la lumière et par le son. C’est violent le son ; on n’a pas de paupière d’oreille. J’ai un rapport particulier à la musique : le deuxième livre que j’ai écrit porte sur un groupe canadien, Cowboy Junkies. D’ailleurs, c’est une proposition que l’éditeur m’avait faite. J’étais persuadée que c’était impossible pour moi et finalement, une fois que je l’ai fait, j’étais assez contente : c’était un besoin. J’aime bien faire des choses que je pense être incapable de faire.
Quand j’étais petite, je voulais être écrivaine, et en deuxième métier, bruiteuse. Un jour, j’ai vu un documentaire sur les bruiteurs. En France, ce sont toujours les mêmes. Cette idée de réussir à produire un son avec un truc qui n’a rien à voir, ça m’a toujours fascinée. Mais finalement, je n’y suis pas allée. Il y a quelque chose de l’ordre du fantasme. J’ai voulu 1000 fois faire des formations sur le son pour L’aiR Nu, mais je ne l’ai jamais fait. C’est bien que ce soit l’écriture qui prime.
Il y a quand même une part d’enregistrement, d’expérimentation sonore, dans L’aiR Nu, lié à un apprentissage de comment gérer cette matière-là.
Avec tout ce qu’on ne sait pas faire, justement ! C’est vraiment une entreprise d’amateurs. Je sais que ma musique de prédilection – en dehors du disco que j’écoute quand je travaille –, celle que j’adore, c’est la musique expérimentale super bizarre avec des trucs qui couinent, qui coincent. Je me sens à mon aise dans ce genre de trucs. C’est inconfortable, mais ça me convient. Je crois que Mathilde est assez comme ça, aussi. Pierrot [Pierre Cohen-Hadria] est très intéressé d’aller interroger les gens : il aime parler aux gens ! Pierrot aime téléphoner, alors que j’ai horreur de ça !
Un jour, j’ai enregistré une interview de Thierry Beinstingel par Gildas Fiermonte dans une librairie. Je paniquais parce qu’il fallait monter beaucoup le son pour entendre ce qu’ils disaient : j’ai passé une journée complète à faire en sorte qu’on les entende bien. Il y a tous les petits bruits : la libraire qui travaille, les bips, les gens qui rentrent… j’ai trippé, tu n’as pas idée ! Je ne gagnais pas d’argent, mais j’ai fini cette journée un peu hagarde. Je suis sortie prendre l’air, et je me disais : j’adore ça. Je pourrai être quelqu’un qui tripatouille ! C’est la même chose que l’écriture : tu te mets dans une sorte de bulle où tu as tes objets et ton matériau à disposition. Tu coupes, tu colles, tu vois ce que ça donne. Tu es seule à bord, tu fais ce que tu veux. Et tu es un peu maître du monde ! C’est ce que j’explique dans mes ateliers.
Quand je suis en train d’écrire, personne ne vient me dire quoi faire. Après, tu as la question de la relecture, du lectorat, etc., mais il y a un moment où il n’y a que toi qui mènes le navire et c’est pareil dans le son.
On revient à la question du montage, quel parcours de lecture va être proposé à travers la composition…
Ça, c’est vraiment intéressant, parce que le podcast que tu fais en son, c’est comme l’écriture : il y a une certaine linéarité. Il faut la penser. Effectivement, même si ça a l’air extrêmement proche du documentaire, il y a un questionnement à avoir sur le montage. On va faire un nouveau projet qui va s’appeler L’objet de ma vie. En attendant le financement, j’interroge ma voisine. Elle a 89 ans et me raconte sa vie. J’en garde très peu : comment je fais ? Comment je monte ça ?
Avec L’aiR Nu, on avait dans l’idée que le son s’écoute, alors que les gens restent derrière leurs écrans, ce qui est complètement paradoxal. Le podcast est mieux : plus comme de la radio. Mais comme on savait qu’on était sur un site, on voulait qu’il se passe quelque chose à l’écran. Joachim code des images qui bougent, qui disparaissent pour que les gens aient envie de rester devant l’écran. On ne peut pas faire ça à chaque fois. Pour certains enregistrements, on ne fait que des découpages très courts qui se succèdent les uns après les autres. C’est pareil pour ta section du site [Murmures québécois] : on reste parce qu’on sait que c’est très court, qu’on va entendre une voix qu’on ne connaissait pas, qu’on va être surpris. Qu’on va passer à une autre. J’aime beaucoup ça. C’est l’idée du répertoire : tu as devant toi ces possibilités, tu explores. Mais cet été, j’ai été absolument fascinée par un podcast qui n’a rien à voir avec L’aiR Nu. J’ai été fascinée comme un enfant : c’est le podcast d’un ancien de Radio France, Julien Cernobori, un vrai professionnel de la radio qui fait le podcast CERNO. Il interroge des gens parce qu’il réside dans un immeuble où vivait un tueur en série dans les années 80. Donc quand il l’apprend, il décide d’en faire le sujet de son podcast. Très vite, ça s’échappe, et il va interroger les gens sur autre chose, où les gens lui racontent leur vie actuelle. La plupart n’ont qu’un souvenir lointain de cette histoire. On s’échappe complètement de son point de départ et finalement, ce n’est pas le sujet, il fait parler des vieilles dames.
Il a un générique au début qui change avec des fragments de paroles de gens, des paroles d’avant. Il possède un art de la suite au prochain épisode. Je suis très admirative, c’est très simple à écouter. Par exemple, moi je fais de la peinture en même temps. En septembre, il va reprendre, et je l’attends comme une enfant. Je pense que le désir qu’on te raconte des histoires n’est pas incompatible avec cette arborescence et ce désir de la création potentiellement un peu étrange ou expérimentale. Ce n’est pas antinomique, parce qu’on a tous en nous une part qui veut qu’on lui raconte des histoires. On veut trouver de nouvelles manières de créer des mondes.
Pour rester dans ce propos, je pense à l’image qu’on peut avoir des fictions interactives, les descendants des Text Based Adventure, qui tendent de plus en plus vers le vidéoludique et qui posent la question suivante : à quel moment bascule-t-on d’un côté ou de l’autre ? Avec Juliette Mézenc, on parlait de son FPS littéraire. Pourquoi ne pas pousser cette arborescence au-delà d’une hypertextualité presque rendue linéaire ? Te verrais-tu pousser cette technique dans d’autres textes ?
J’aimerais faire des installations : mettre le texte dans une pièce. Ce ne sera plus forcément numérique, ce sera le rapport des textes les uns par rapport aux autres.
L’été dernier, je suis allée à Copenhague, où il y a un super musée d’art moderne : le musée Louisiana. Il y avait une exposition sur la mère dans l’art. Une installation m’a fascinée ! Le texte était en danois, mais j’ai lu Proust et je connaissais bien le passage. Selon que tu entrais par la gauche ou par la droite, tu voyais soit « Marcel » écrit en énorme sur un panneau, soit Proust. Soit d’un côté soit de l’autre. C’est assez fort ! Tout le texte était écrit en petit (tout le premier chapitre) : la mère revient en gras, on peut le repérer. Si tu oses entrer à l’intérieur des panneaux, si tu t’approches, tu t’aperçois qu’il y a des enceintes. Si tu t’assois dessus, tu es à l’intérieur. Tu tournes le dos au texte, mais quelqu’un te lit le texte. Je n’ai pas trouvé le nom de l’auteur.
Tu peux lire le texte, ne faire que passer ou tu peux te laisser porter et écouter le texte. La seule chose numérique, c’est probablement le fichier son.
Ça correspond bien à ce que je rêve d’installer dans certains de mes textes. La possibilité pour le.a lecteur.rice de déambuler comme iel le veut dans le texte. Le texte doit faire texte, mais le disposer d’une certaine façon pour que le.a lecteur.rice puisse entrer et sortir comme iel veut, compose le texte comme iel veut. C’est beau, sans que ce soit austère – dans le sens froid –, mais c’était reposant, paisible.
Pourquoi pas en réalité virtuelle (VR) alors ?
Parce que je ne connais pas !
Parce que les rares expériences que j’ai eues en VR, j’avais du mal à me sentir bien physiquement à l’intérieur de l’expérience.
J’ai vu un truc en VR de Björk à Londres, c’était un peu… J’aime beaucoup Björk, et là, on l’approchait, elle, physiquement, et de très, très près. C’était vertigineux, puis je me demandais ce que ça apportait. Une expérience un peu déroutante. Je ne sais pas dans quelle mesure ça apportait vraiment quelque chose à son univers.
Je ne veux pas faire les choses pour les avoir faites, je veux que ça m’apporte vraiment. Avec l’aiR Nu, on aurait dû projeter du texte sur les parois du campus, ou alors le mettre dans des boîtes où il fallait insérer la tête pour avoir accès au texte, soit par le son, soit par la lecture. C’est une chose que j’aurai vraiment voulu expérimenter, mais la pandémie a réduit à néant les possibilités.
J’aime beaucoup lorsque les gens d’autres disciplines que la mienne me proposent d’aller avec eux, même si ce n’est pas forcément numérique. Par exemple, je travaille aussi avec des danseurs. Il y a vraiment quelque chose qui me fait du bien de me dire qu’on n’a pas les mêmes compétences ni les mêmes savoirs, mais qu’on va parler la même langue et qu’on va faire quelque chose ensemble.
Ma première résidence, je l’ai faite au 104 [un centre de résidences d’artistes, de production et de diffusion pour toutes disciplines], à Paris. Il y avait 20 artistes en résidence en même temps, et j’étais la seule qui écrivait. Il y avait des paysagistes, plein de gens différents. Je me suis rendu compte que je comprenais leurs problématiques, instinctivement, sans avoir leurs connaissances.
Il y a quelque chose du rebond entre les disciplines, qui est visible à L’aiR Nu, mais aussi, plus généralement, en littérature. On ne peut plus penser les choses aussi cloisonnées.
Je lisais Arnaud de la Cotte, et il se demande justement s’il faut de l’écriture dans ses vidéos. J’ai aussi cette interrogation, et je perçois également l’espace de mode qu’il y a. En tout cas, on nous demande de sortir de notre champ, aussi, pour des raisons de visibilité : il faut faire des choses avec des musiciens, donner de notre personne, être sur scène. Il se trouve que j’aime ça, mais ce n’est pas évident pour tous.tes les auteur.rices et ce n’est pas forcément bien non plus. C’est complexe à appréhender, il y a de vraies questions artistiques et des questions publicitaires, parce que c’est tellement difficile de sortir du lot.
Il y a 10 ans, j’étais tout feu tout flamme et je suis tombée malade. On me proposait beaucoup de choses et je disais toujours oui. Maintenant, j’essaie de savoir ce qui est le plus juste pour moi, parce qu’on ne peut pas se démultiplier à l’infini, ce que le numérique nous pousse à faire quand même. Je crois qu’on ne se rend pas compte à quel point on travaille tout le temps, parce que ça nous passionne.