Vers la fin des années 1990 et au début des années 2000, l’Argentine est plongée dans une grande crise socio-économique. Alors que ce pays était auparavant particulièrement dynamique sur le plan littéraire et éditorial, les problèmes économiques (notamment le manque de ressources comme le papier et la hausse du prix de celui-ci de près de 300%) ont eu pour conséquence d’arrêter net l’activité des plus petites maisons d’édition, de faire flamber le prix des livres et de diminuer drastiquement les opportunités d’édition pour les jeunes auteur.ices1.
C’est dans ce contexte de diminution des ventes de livres, de fermeture massive des librairies argentines, d’accès limité à la lecture et d’une reprise monolithique des marchés éditoriaux par de grandes corporations qu’émergent plusieurs initiatives marginales telles les Éditions Eloísa Cartonera.
(Photos tirées du site web d’Eloísa Cartonera, du Institute for Public Art et de la page Instagram)
Les Éditions Eloísa Cartonera
Récipiendaire du Prince Claus Awards en 2012 et première initiative de ce genre, les éditions Eloísa Cartonera voient le jour en 2003 dans le Quartier La Boca de Buenos Aires.
Fondée par trois ami.e.s – l’artiste Javier Barilaro, l’écrivain Washington Cucurto et la conservatrice d’art Fernanda Laguna –, cette maison d’édition fabrique des livres artisanaux à partir de matériaux rachetés aux cartoneros. Sorte de récupérateurs urbains, les cartoneros se chargent d’arpenter les rues afin d’y collecter des cartons et autres dérivés de papier pour ensuite les revendre à des centres de tri2 :
« C’est ainsi que Washington Cucurto et Javier Barilaro, lors d’une marche nocturne durant laquelle ils s’indignèrent une fois de plus de voir tant de cartoneros arpenter les rues, eurent une idée originale. Ils proposèrent de racheter le carton collecté par ces derniers, à un prix (au moins) trois fois supérieur à celui fixé par le marché, puis de le réutiliser afin de produire les couvertures des œuvres de jeunes auteurs (cédant leurs droits à la coopérative) dont les textes furent imprimés, à bas coût, puis assemblés à la main. Enfin, les livres se destinaient à être vendus dix à vingt fois moins cher qu’un livre classique pour redonner accès à la lecture comme moyen d’émancipation. 3»
L’association aux cartoneros et l’utilisation des cartons collectés par ceux-ci se présentent, pour les éditions Eloísa Cartonera, comme une revendication politique ayant une signification hautement symbolique4. Comme l’écrit Federico Eduardo Urtubey, la matérialité même des livres permet ici d’ériger le travail des cartoneros et les matériaux de carton en symbole positif pour les populations les plus défavorisées5.
Présentée comme « l’une des pratiques éditoriales les plus révolutionnaires de ces dernières années 6», les Éditions Eloísa Cartonera fabriquent ainsi des livres ayant un « aspect rudimentaire » : les couvertures sont faites en carton recyclé et peintes à la main, les pages sont photocopiées ou imprimées à la maison, puis maintenues par des agrafes ou collées à la couverture7. À cela s’ajoute une production aux tirages limités qui dépend directement de la demande.
(Photos tirées du site web d’Eloísa Cartonera, du Institute for Public Art et de la page Instagram d’Eloísa Cartonera)
Cette pratique éditoriale se distingue aussi des formes d’édition industrialisées prédominantes dans le milieu grâce à une « approche esthétique transdisciplinaire s’articulant d’emblée à une conception culturelle et communautaire de l’objet-livre »8 : au recours à des voies de diffusion et de circulation alternatives s’ajoute l’établissement de relations plus fluides et horizontales entre les auteur.ice.s, les éditeur.ice.s et les lecteur.ice.s.
La maison porte ainsi une importance particulière à la transparence (ou l’inclusivité) pour réduire radicalement l’écart entre l’écriture et l’édition pour toustes. En plus d’offrir un espace d’expérimentation, la maison organise des clubs de lecture, conférences et événements gratuits dans une optique de rétribution des savoirs. La maison participe aussi à des foires du livres et s’implique directement au niveau de l’agriculture locale et des initiatives d’autonomie alimentaire.
De plus, la coopérative Eloísa Cartonera ne récolte aucun profit. Elle salarie ses employé.e.s et réinvestit les bénéfices effectués dans la production des livres ou encore dans l’achat d’un terrain pour y faire de l’agriculture biologique. Les acteur.ice.s de la coopérative s’investissent donc « sans forcément prétendre à une rétribution économique », quoique cela « n’empêche pas leur commercialisation »9.
L’équipe derrière Eloísa Cartonera compte aujourd’hui près d’une quinzaine de personnes et le catalogue de la maison se compose actuellement de plus de 200 titres.
La maison édite non seulement des œuvres romanesques et poétiques, mais également des nouvelles, des pièces de théâtre, des contes et même des livres jeunesse.
En plus de publier et diffuser les ouvrages d’écrivain.e.s argentin.e.s comme Gabriela Bejerman, Ernesto Camilli, Rodrigo Rey Rosa, Ricardo Piña, Andres Caicedo, Fabian Casas et Alemián Manuelito, la maison publie des auteur.ice.s des pays avoisinants, et ce, dans plusieurs langues officielles ou vernaculaires. Ces auteur.ice.s, par la cession de droit à la coopérative, peuvent alors accéder à la publication et ainsi être reconnu.e.s ou légitimé.e.s dans le milieu éditorial, comme ce fut le cas pour le poète Fabian Casas.
À cela s’adjoint la portée subversive du contenu même des ouvrages produits et diffusés par Eloísa Cartonera. En effet, leurs livres explorent bien souvent des thématiques « marginales » telles que les réalités et identités LGBTQ+. La coopérative participe ainsi à une certaine forme de « bibliodiversité » et de « bibliodissidence » radicale10 qui perturbe les codes et normes du champ éditorial en termes esthétiques comme culturels11 :
« En marge des circuits commerciaux, celle-ci diffuse une littérature LGBTQI + gender fuck qui met à mal la sexualité dominante et ses codes en s’appuyant sur des textes dont les droits sont cédés par des auteurs et autrices plus ou moins reconnus. […] Construit contre la culture académique, le projet suscite toutefois l’enthousiasme des milieux culturel, artistique et universitaire, sans pourtant parvenir à faire reconnaître les représentations de genre ainsi promues. C’est en effet sous le prisme du trash et du punk que se réalise la réception universitaire et médiatique, réduisant ces productions à leur versant subversif. 12»
(Photos tirées du site web d’Eloísa Cartonera, du Institute for Public Art et de la page Instagram)
Et dans le monde occidental, en France, au Québec… ?
Pour finir, ajoutons que l’initiative Eloísa Cartonera a par la suite inspiré de nombreuses autres communautés à faire de même, notamment en Bolivie, au Brésil, en France, au Mexique, au Paraguay et au Pérou13.
Il existe aujourd’hui des maisons d’édition cartoneras dans de nombreux pays qui, pour la plupart, allient dans leur démarche éditoriale une dimension sociale, culturelle et écologique14. Malgré l’effervescence actuelle en ce qui a trait à la « onda cartonera15 », il reste que cette pratique demeure peu étudiée et encore très marginale dans les régions occidentales comme le Québec.
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Pour finir, notons que les éditions Eloísa Cartonera invitent tout acteur.ice du milieu littéraire européen ou nord-américain à venir visiter leur maison d’édition afin de travailler, participer, apprendre ou passer une journée avec elleux. Les intéressé.e.s peuvent, pour se faire, écrire à l’adresse suivante : bellezacartonera@hotmail.com.
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1 Nicolas Duracka. L’innovation sociale chez les acteurs de l’économie sociale et solidaire en Auvergne : une approche communicationnelle. Sciences de l’information et de la communication. Université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand II, 2016, p.14.
2 Alfredo Ruiz Chinchay (éditions Amotape Libros et Viringo Cartonero), Les cartoneras : faire des livres avec du carton, Alternatives, 2021, p.156-165.
3 Nicolas Duracka. L’innovation sociale chez les acteurs de l’économie sociale et solidaire en Auvergne : une approche communicationnelle. Sciences de l’information et de la communication. Université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand II, 2016, p.14-15.
4 Federico Eduardo Urtubey, «Estética, materialidad y marginalidad», Revista de Ciencias Sociales, DS-FCS, vol. 32, no. 45, juin-décembre 2019, p.204.
5 Ibid., p.165.
6 Ibid., p.158.
7 Ibid., p.156-165.
8 Federico Eduardo Urtubey, op. cit., , p.202-203. Je traduis.
9 Alfredo Ruiz Chinchay, op. cit., , 2021, p.160-161.
10 Thérèse Courau dans Yannick Duvauchelle, « Sylvie Octobre et Frédérique Patureau (dir.), Sexe et genre des mondes culturels », Lectures. Les comptes rendus, novembre 2020, par.2.
11 Federico Eduardo Urtubey, op. cit., p.203.
12 Thérèse Courau, loc. cit.
13 Alfredo Ruiz Chinchay, op. cit., p.156-165.
14 Ibid., p.157.
15 Nicolas Duracka, op. cit., p.296.