Fruit du travail de sociologues de la culture, de l’éducation et de la lecture, Lectures et écritures numériques. Nouvelles formes, nouvelles pratiques ?, dirigé par Mohamed Dendani et Fabienne Soldini, s’emploie à interroger, au fil de ses neuf études, les évolutions récentes de la littératie numérique. L’ouvrage peut ainsi se lire comme un bilan transversal des années 2010, inaugurées à la fois par des travaux montrant un recul de la lecture imprimée (Donnat, 2010) et par un examen critique des promesses de la « démocratie Internet » (Cardon, 2010), auxquelles les développements du « web social » ont pu donner un second souffle. Les analyses présentées par les différentes contributions mettent en évidence, loin de l’image d’une « révolution numérique » censée réduire les inégalités par la simple extension d’accès à ses outils, le rôle persistant de compétences socialement déterminées dans le développement des pratiques numériques.
Trois approches principales de la littératie peuvent être distinguées au sein du volume, en lien avec les horizons disciplinaires des différents contributeurs et contributrices.
Pratiques ordinaires de lecture et d’écriture numériques
La première étudie les pratiques ordinaires de lecture et d’écriture numériques, en s’attachant à la manière dont elles ont pu intégrer la vie quotidienne. On y trouve les travaux qui accordent le plus d’attention aux transitions et hybridations entre culture de l’imprimé et culture numérique, à l’image de l’étude synthétique de grande ampleur menée par Françoise Paquienséguy, qui établit un bilan des évolutions des pratiques de lecture sur les dix dernières années. Pour ce faire, elle croise des données relatives aux usages de grands lecteurs déclarés, qui alternent progressivement entre livres imprimés et livres numériques, et de lecteurs plus occasionnels également plus familiers des technologies informatiques.
Au-delà de l’enjeu du support, c’est finalement la question du rapport au temps de lecture qui émerge comme l’une des mutations fondamentales de la période : la progression de l’alternance entre les formes de consultation implique une planification plus importante des lectures que par le passé, et débouche sur une plus grande mobilité. Sur ce plan, les lecteurs papier profitent des compétences organisationnelles acquises de longue date face à l’imprimé, et les lecteurs plus attachés aux écrans profitent de leur maîtrise de technologies qui va moins gêner leur expérience de réception.
La contribution de Dominique Pasquier s’intéresse pour sa part de manière plus ciblée aux usages numériques des classes populaires rurales. Elle cherche à établir ce que deviennent des outils conçus pour des populations fortement diplômées entre les mains de publics qui ne le sont pas. On y retrouve sous une autre forme des continuités sociales entre pratiques culturelles prénumériques et numériques : le type de lectures faites en ligne comme le peu d’aisance à l’écrit qui se manifeste dans l’usage des réseaux sociaux s’inscrivent dans le prolongement de phénomènes antérieurs aux développements de l’informatique. La chercheuse met aussi en évidence l’existence d’une littératie numérique populaire, adaptée aux besoins de cette classe sociale et témoignant d’une certaine démocratisation dans l’accès aux connaissances qui, si elle s’éloigne des effets d’annonce de la « révolution numérique », permet l’acquisition de compétences choisies.
Les liens entre lecture et écriture numérique sont approfondis dans l’article de Clara Lévy, qui analyse les critiques amateurs en ligne reçues par deux romans de Patrick Modiano sur les sites Amazon et Babelio. Si l’étude permet de mettre en évidence des dynamiques de patrimonialisation qui se diffusent depuis la sphère littéraire officielle vers la sphère numérique, avec un « effet Nobel » notable sur la production des commentaires, majoritairement écrits après l’attribution du prix à Modiano, elle révèle aussi la construction de différentes postures critiques en fonction des plateformes utilisées.
On peut de ce point de vue établir un parallèle intéressant avec l’article de Dominique Pasquier, qui montre que le moindre investissement de l’écrit par les classes populaires détermine le choix de certaines plateformes d’expression (chats virtuels plutôt que forums de discussion, Facebook plutôt que Twitter). Travaillant cette fois, avec une méthodologie inverse, à partir des espaces numériques et non plus des catégories de lectorat, Clara Lévy constate que l’orientation pratique d’un site marchand comme Amazon tend à influencer le type de commentaires produits, plus centrés sur les aspects techniques de la livraison et les caractéristiques matérielles des ouvrages. Babelio, pour sa part, concentre les propos les plus analytiques en accord avec son image plus « littéraire ». Les commentaires peuvent ainsi s’y rapprocher de la critique professionnelle, mais aussi se transformer en réels exercices d’écriture créative.
Pédagogies numériques et littératie
La deuxième voie suivie par les contributions concerne le domaine scolaire et l’enseignement du numérique comme ses usages pédagogiques. D’orientation plus institutionnelle, et ainsi plus ancrée dans des réalités politiques spécifiques à la France, parfois jusqu’à un niveau régional (l’article de Matthieu Demory étudie ainsi l’histoire de la médiation numérique en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur), elle touche moins directement aux enjeux propres au livre et à la lecture. La question des écritures numériques, mise en avant dans le titre du volume, y est également plus en retrait. On y trouvera cependant des ressources intéressantes pour analyser l’usage de logiciels spécifiques dans le cadre pédagogique et leurs effets sur l’apprentissage : la contribution de Mohamed Dendani s’intéresse ainsi à l’impact de PRONOTE, plateforme utilisée dans l’enseignement secondaire français depuis 1999.
La culture numérique, une variable sociale ?
Enfin, on peut réunir autour d’un troisième axe des contributions envisageant les usages du numérique dans une perspective plus culturelle. Celle-ci peut être large, à l’image du travail de Pierre Mercklé, qui s’intéresse à l’influence du numérique sur la stratification sociale des pratiques culturelles chez les adolescents, ou plus resserrée comme dans l’article de Camille Royon, consacré aux usages numériques entourant le festival Trans Musicales de Rennes. S’éloignant des questions de littératie, la contribution de Léo Joubert, qui met en parallèle les récits d’engagement des contributeurs de Wikipédia et l’évolution des règles communautaires de l’encyclopédie, pourra néanmoins intéresser celles et ceux qui cherchent à mieux comprendre la manière dont se structurent les communautés participatives en ligne.
Mesurer les usages pour nuancer les discours
Les méthodes mobilisées au fil des articles sont particulièrement diverses, ce qui a l’avantage de donner accès aussi bien à des extraits d’entretiens individuels, comme ceux menés par Dominique Pasquier auprès de femmes issues de milieux populaires ruraux, qu’à des mesures plus quantitatives, à l’image du travail de Françoise Paquienséguy, qui remobilise des chiffres issus de plusieurs enquêtes nationales. De ce point de vue, l’ouvrage présente à ses lecteurs et lectrices un éventail de données concrètes dont l’analyse permet bien souvent de nuancer les discours, qu’ils soient technophiles ou technophobes, sur les usages actuels du numérique. Il est probable que la pandémie de Covid-19, dont les effets se sont fait particulièrement sentir sur les pratiques pédagogiques abordées dans une partie des études rassemblées, offre une borne finale naturelle à ce tableau de la décennie passée.
Titre : Lectures et écritures numériques. Nouvelles formes, nouvelles pratiques ?
Directeur.ice.s : Mohamed Dendani et Fabienne Soldini
Éditeur : Presses universitaires de Rennes, collection « Le sens social »
Date de publication : février 2022
Format : papier. L’introduction est disponible en ligne sur le site de l’éditeur.