Se décrivant tant comme un « collectif d’écriture audiovisuelle » que comme une « cellule esthético-procrastino-insurrectionnelle », anthropie, composé d’une dizaine de membres anonymes qui prônent « le hack des machines et des esprits »[1], est à l’origine de projets littéraires hétérodoxes, passablement expérimentaux. Ceux-ci se trouvent toujours déclinés sur une diversité de supports, en déployant des formes « qui brisent la linéarité du littéraire ou déplacent sa réception »[2] : livres tant numériques que papier publiés chez Abrüpt – entité éditoriale attenante aux activités du groupe –, installations, créations scéniques, vidéotextes, performances, affiches, web-écritures, etc. Mues par une veine insurrectionnelle affirmée, ses créations et interventions participent à la construction de ce que le collectif a choisi de nommer une « cyberpoétique », infusée de perspectives politiques contre-hégémoniques. Semblables à des assemblages disparates, elles donnent à saisir une pratique d’écriture littéraire échappant au modèle conventionnel de la publication sous l’unique forme de livres papier, dont anthropie déjoue entre autres l’autonomie sémantique et discursive. Sans rejeter le support livresque imprimé et son efficience, il propose toutefois d’en démonter les mécanismes d’autorité (au travers, notamment, du recours à l’anonymat) et de prépotence médiatique, au profit d’une dynamique décentrée, plurielle et hétérogène, voire « vagabonde ». Cette dynamique vient illustrer une approche oblique et décalée au regard de l’enjeu de publication propre au milieu littéraire – au sens fondamental (comme le rappellent des chercheurs tels que René Audet[3] ou Lionel Ruffel[4]) d’une mise à disposition publique. L’objet livresque se voit dès lors inscrit dans un champ interactionnel multiple, dans un spectre d’actions particulièrement large et bigarré. Extinction piscine, son dernier projet en date, en constitue un témoignage des plus ostensibles.

Première et quatrième de couverture du livre lié au projet Extinction Piscine (éditions Abrüpt).
Première et quatrième de couverture du livre lié au projet Extinction Piscine (éditions Abrüpt).

Un large éventail de modalités de diffusion

Ainsi, outre un livre paru aux éditions Abrüpt en août 2023, Extinction piscine, « manifeste incertain » qui aborde la question de l’effondrement social et climatique provoqué par le « capitalisme liquide »[5] contemporain et qui traite donc d’un monde qui court à sa perte en se faisant « toujours plus irréel et marchandisé »[6], a donné lieu à : une création scénique réitérant certains aspects centraux du texte tout en en transformant d’autres ; un ensemble de vidéos, séquencées en 14 chapitres et marquées par une esthétique du glitch, empruntant à la grammaire visuelle d’Instagram où elles ont été diffusées ; un anti-livre 3D accessible en ligne plongeant dans un contre-monde sensiblement post-apocalyptique et saugrenu, dans lequel des bouées bleu turquoise en forme de canard tombent des cieux en étant porteuses d’extraits du texte qui surgissent si l’on clique dessus ; des installations « dans lesquelles le texte est encadré par des compositions agglomérées de cartes-mères récupérées dans des déchetteries »[7] ; un micro roman-graphique glitch ; quelques diffusions d’extraits sur le site lundimatin.org ou dans le journal pirate Les essentiels orchestré par Marianne Villière.

Capture d’écran de la page « Extinction piscine » sur le site d’anthropie.
Capture d’écran de la page « Extinction piscine » sur le site d’anthropie.

anthropie mobilise de la sorte un large éventail de modalités de diffusion qui remettent en jeu le geste de création littéraire tel qu’il est traditionnellement appréhendé, en occasionnant – pour reprendre la belle formule d’Elisa Bricco – des « mouvements centrifuges dissémin[a]nt les actions littéraires hors des terrains battus »[8]. À l’instar des autres projets du groupe, qui représentent de véritables laboratoires d’écriture portés par un « geste en constante augmentation »[9], Extinction piscine témoigne de la sorte d’« un régime de l’itération, de la récursivité, d’occurrences propositionnelles sans cesse relancées (faites de bonds et de rebonds, d’addendas ou d’effacements successifs) »[10], se concrétisant via une dynamique d’exploration créative horizontale, tâtonnante voire, par moments, adventice.

Répondre à la surcharge par la surcharge

Cette dynamique configure un mécanisme qui permet de répondre, d’une certaine façon, à l’enjeu de sursaturation attentionnelle propre à la culture de l’écran contemporaine (caractérisée par une logique du flux permanent), ainsi que peut le laisser entendre un extrait du texte quasi pamphlétaire Directement dans les visages, rédigé par le collectif en 2019 : « Nous vivons à l’ère de la profusion, de l’accumulation, de l’hypercapture des attentions, de l’accélération exponentielle, et c’est la langue qu’il faut parler. […] répondre à la surcharge par la surcharge » (p. 4).

Images de couverture de trois vidéos liées au projet Extinction Piscine.
Images de couverture de trois des quatorze vidéos liées au projet Extinction Piscine.

Ce contexte foncièrement transmédial vient affecter les textualités aménagées par le collectif qui, déployées sur une diversité de strates et de plans concomitants, peuvent être qualifiées de fluides, provisoires, modulables. Aussi, on peut y déceler une réappropriation poétique de certains formatages médiatiques. Deux modalités en rendent compte de manière manifeste : le recours au vers libre dans la majorité des projets (par souci de translation facilitée d’un support à un autre – spécifiquement vidéo –, « chaque ligne du texte [devant] former une unité syntaxique et être assez courte pour tenir intégralement dans une frame au format 16/9ème […] [qui] contrain[t] donc à une narration épurée, où le style doit rester simple, travaillé avec une esthétique proche de la punchline ou du slogan »[11]) ; le dispositif ironique configuré à partir de l’emploi de très nombreux hashtags dans la trame textuelle d’Extinction piscine.

Extraits d’Extinction Piscine (p. 33, 53, 96).
Extraits d’Extinction Piscine (p. 33, 53, 96).

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Le ravivement du  « feeling tué par les cyberpouvoirs » (EP, p. 125) qu’opère anthropie en passe donc notamment par une dynamisation de l’acte d’écriture et de sa dissémination à tous vents, c’est-à-dire via une mise à mal de la conjecture de l’œuvre unique, fixe et homogénéisée, à laquelle est préféré un modèle multimodal, centrifuge et étoilé… Modèle qui entre en potentielle résonance avec la « fine toile tressée fai[sant] vibrer nos Wi-Fi intérieures » évoquée dans Extinction piscine  (p. 103), dont les « ricochets hertziens » permettent d’amplifier et de dilater le périmètre des existences, tout en battant brèche le péril de la « monophonie » (p. 26) et de la « préfabrication généralisée » (p. 158).


[1] Voir https://abrupt.cc/anthropie/.

[2] Voir https://vd.leprogramme.ch/article/extinction-dilution.

[3] Voir René Audet, « Nommer, et faire advenir, les arts littéraires : attestation des pratiques vivantes de la littérature », Itinéraires, 2022-2|2023, [en ligne] : https://doi.org/10.4000/itineraires.12515.

[4] Voir Lionel Ruffel, « L’imaginaire de la publication. Pour une approche médiatique des littératures contemporaines », Revue des Sciences Humaines, n°331, 2018, p. 11-24.

[5] Formule originellement employée par le sociologue Zygmunt Bauman dont l’épithète « liquide » a indéniablement influencé le choix du titre du projet.

[6] Voir https://vd.leprogramme.ch/article/extinction-dilution.

[7] Voir https://anthropie.art/xp_installation/.

[8] Elisa Bricco, « Juliette Mézenc : une écriture poreuse en écosystème numérique », Elfe XX-XXI, n° 13, été 2024, [en ligne] : https://doi.org/10.4000/11zm5.

[9] Voir https://abrupt.cc/anthropie/.

[10] Corentin Lahouste et René Audet, « S’affranchir du rapport médusant de l’idée d’œuvre littéraire : balises critiques sur la performativité et la réception des arts littéraires », RELIEF. Revue électronique de littérature française, vol. XVII, n°1, 2023, p. 191, [en ligne] : https://doi.org/10.51777/relief17717.

[11] Extrait de l’entretien de Philippe Mion avec le collectif, publié dans Quels futurs pour le glitch art ? Quête de sens nouveaux à l’aube d’une cristallisation, p. 51.

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