Entretien avec Laetitia Beaumel à propos du projet L’ombre est divise
L’autrice, poète et éditrice Laetitia Beaumel a travaillé sur L’ombre est divise, un projet de carte littéraire interactive, avec l’aide de sa mentore Natacha Clitandre, dans le cadre des microrésidences ÉlectroLITT organisées par la maison d’édition Alto et les Productions Rhizome. Laetitia fait des études interdisciplinaires à l’Université Laval, qui comprennent des volets agriculture, musique et littérature. Dans le cadre de ses études, elle entreprend une recherche-action qui s’intéresse au rapport entre agriculture et culture. Ce projet s’inscrit en continuité avec le centre agriculturel NOUAISONS, dont elle est directrice administrative et co-directrice.
La réflexion pour sa création littéraire numérique, L’ombre est divise, s’est amorcée il y a 2-3 ans lors d’une résidence d’écriture à Édimbourg. Il s’agit d’un recueil de récits autofictionnels mélangeant des histoires d’enfance et de sa vie d’adulte, puis des anecdotes qui se sont déroulées à Édimbourg. Au cours de cette résidence, elle a écrit plusieurs courts textes qu’ÉlectroLITT lui a permis de rassembler sous une même bannière dans un projet qui allie les enjeux de la littérature numérique et du territoire.
Cet article a tout d’abord été publié sur le site Alea, le laboratoire éditorial de la maison d’édition Alto.
Nous sommes deux auxiliaires de recherche pour Littérature Québécoise Mobile (LQM), et nous avons eu le mandat de documenter les résidences des artistes participant au projet ÉlectroLITT, dans le cadre d’un projet de recherche sur la littérature québécoise numérique. Nous avons eu la chance de nous entretenir avec Yannick Guéguen afin d’en apprendre un peu plus sur son expérience de résidence.
Alicia Chabot et Aude Meunier-Rochon
Questions / réponses :
Alicia Chabot et Aude Meunier-Rochon : Vous projetez de créer une carte interactive numérique sur laquelle vous localiserez les textes qui composent L’ombre est divise. Quelles sont les caractéristiques médiatiques et numériques qui sont présentes dans votre travail?
Laetitia Beaumel : « Il y a la dimension non linéaire du projet, ça c’est sûr. Le parcours de lecture que j’imagine pourrait se prendre par plusieurs angles. Il va y avoir plusieurs médiums concomitants, comme du texte et de la musique qui joue au fil de la lecture. Il y a le côté interactif qui est plus présent que dans un livre, parce que si le lecteur ne fait pas telle action, il n’y aura pas tel élément qui se passe. Par exemple, quand on déplace le curseur à certains endroits sur la carte, comme sur le volcan, le curseur se transforme en une nuée de mouches parce qu’il y a tout un pan du livre où cette histoire revient. Un soir, quand je suis montée en haut du volcan au centre d’Édimbourg, il y avait tellement de mouches que je ne pouvais pas écrire, donc j’ai fermé mon calepin pour en capturer. Il y a encore les mouches collées dedans ! En plus, c’est l’animal que je déteste le plus !
L’interactivité vient donc enrichir la lecture, mais on peut la manquer : si on ne va pas sur toute la carte, on ne la verra pas. »
A.C. : Est-ce que l’apparition des mouches suivrait la lecture de certains textes en particulier ?
L.B. : « Lire les textes permet de comprendre pourquoi il y a des mouches. Peut-être que l’apparition des mouches suivrait la lecture de certains textes, c’est mieux. Attendez, il faut que je le note ! »
A.C. : Je ne pensais pas influencer le projet !
L.B. : « Mais c’est ça qui est fantastique dans ce genre de projet. C’est collaboratif, quand tu jases avec les gens, tout le monde apporte une idée et ça façonne le projet. C’est plus participatif que d’écrire toute seule dans mon bureau. J’ai beaucoup plus interagi avec les autres. Ça fait aussi partie des objectifs de la résidence, la collaboration. »
A.C. et A.M.R. : La décision d’opter pour une plateforme numérique pour votre œuvre apporte des éléments ou des défis plus techniques au projet que si elle était publiée sur un support papier. Quels sont ces défis et à quels enjeux répondent-ils ?
L.B. : « L’un des défis, c’est que Natacha Clitandre, ma mentore, a fait de la programmation il y a plusieurs années, mais elle est maintenant plutôt une artiste numérique et passe par d’autres gens pour programmer. On a conçu des idées, mais on ne les a pas encore mises en œuvre. Je suis à un stade de la résidence où je suis un peu sur ma faim : j’ai hâte de voir ce que ça va donner ! On a beaucoup d’idées, ce qui est super, mais mes compétences me limitent dans les avenues possibles que peut emprunter le projet. Il y a aussi l’argent que ça va coûter. C’est évident que si je passe par un programmeur, ça va être des milliers de dollars. C’est un projet dont l’évolution dépend des financements que je peux obtenir. La publication est aussi un défi. Maintenant que je suis éditrice, je vois que les livres papier, ce n’est pas toujours évident à vendre. Pour la littérature numérique, il y a tellement de choses accessibles gratuitement sur Internet, est-ce que les gens vont payer pour lire des textes en ligne ? Je ne sais pas. Natacha proposait que le livre soit publié en papier et qu’un éditeur visionnaire du type Alto prévoit une plateforme pour des ajouts numériques, pour enrichir la lecture, mais ça entraîne quand même des coûts.
La littérature numérique est une littérature qui est peu connue, peu enseignée, je n’ai pas eu d’outils dans ma formation en création littéraire pour savoir comment travailler dans ce milieu-là. C’est vraiment du tâtonnement pour l’instant. Pour la publication, au départ, je pensais faire ce projet sous forme de livre, avant même de partir à Édimbourg. Là-bas, je me suis dit que ça devait être une carte numérique. Je voyais ça d’une manière naïve, du genre je vais trouver un éditeur et l’éditeur va s’occuper de ces détails-là, mais je ne suis pas sûre que ça puisse marcher comme ça. À la suite des deux journées de résidence que j’ai eues, je pense que ça doit être un mix. L’idée, ce serait d’avoir un livre papier, avec certains chapitres ou certaines sections qu’on ne peut pas lire dans le livre, qu’on doit aller voir sur Internet. Ça va beaucoup dépendre de l’éditeur qui s’intéresse au projet. En général, quand on présente à l’éditeur, l’œuvre est fixée, mais elle peut encore beaucoup bouger dans mon cas. Je vais la soumettre avec une partie numérique montée, donc je dois avoir des bourses pour engager un programmeur et faire le développement du site pour présenter un projet numérique déjà assez finalisé. C’est plus de travail et de temps qu’un livre normal. »
A.C. et A.M.R. : Comme L’ombre est divise reste un projet de prose dans lequel la part littéraire est très importante, quels sont les enjeux ou les défis proprement littéraires du projet?
L.B. : « L’écriture autofictionnelle pose un défi. Si c’est trop évident que tu racontes quelque chose qui n’existe pas, le lecteur le devine que c’est inventé. L’enjeu, c’est de conserver l’ambiguïté. Il faut que ça reste très proche des événements réels, mais il y a des petites choses qui font douter. L’enjeu littéraire, c’est de maintenir la tension, le doute, du lecteur. Être très fin sur la frontière, ce n’est pas évident. C’est mon premier projet de fiction plus abouti en dehors de la poésie, donc en ce qui a trait à la maîtrise de l’énonciation, il y a des enjeux différents de ce que j’ai créé à date. Créer un personnage avec un “je” est un autre défi : c’est un “je”, mais qui n’est plus tout à fait lui, qui devient un “nous” multipotent et qui va ailleurs.
Un autre enjeu qui est apparu avec le projet, c’est de revivre des événements qui ont pu être difficiles. Il y a plusieurs événements que je raconte qui remontent loin dans mon histoire. C’était aussi la première fois de ma vie que j’habitais toute seule, à Édimbourg. Ça ne m’était jamais arrivé que je sois deux mois toute seule. Je me suis dit : “Fantastique, je vais avoir énormément de temps, je vais pouvoir écrire”, mais je n’avais pas mesuré l’impact de replonger dans ces souvenirs-là, je n’étais pas capable d’écrire certains jours. Je m’en voulais beaucoup, je me disais que j’avais 56 jours pour écrire et que je venais d’en gâcher quatre. Aujourd’hui, je me rends compte que c’était le processus, que l’écriture n’est pas linéaire. Même si je n’ai pas écrit certains jours, j’ai emmagasiné beaucoup d’impressions, j’étais là et j’étais en présence de mes émotions, je me suis imprégnée des ambiances de la ville comme le coucher de soleil qui est très tard et les mouettes qui continuent à crier longtemps. Tu es dans ton lit, tu essaies de t’endormir et les mouettes crient juste à côté de toi. Ça fait un drôle d’effet et je me suis imprégnée de cette ambiance-là. Plusieurs mois plus tard, je peux le rendre à l’écrit. L’impression d’inactivité m’angoissait, elle me donnait l’impression que je n’étais pas assez productive, mais c’est le temps qui était nécessaire pour laisser reposer le tout. Par exemple, la mort de ma sœur, ce n’était pas un événement que j’avais envie de réexplorer tant que ça, mais ça s’est imposé à moi. C’est la beauté de la littérature : en tordant le réel, ça permet de le dépasser, de le transfigurer et de passer à travers tout ça. »
A.C. et A.M.R. : Alto et les Productions Rhizome proposaient une expérience de mentorat dans le cadre de la résidence : qui était votre mentor·e? Et pour quels aspects du projet, l’expérience externe d’un·e mentor·e était-elle requise?
L.B. : « Ma mentore était Natacha Clitandre, artiste en art numérique qui s’intéresse à la question des territoires, surtout des territoires urbains. C’est un bon match : Alto et Rhizome m’avaient demandé de trouver des sites internet qui ressemblent à ce que je voulais faire. J’en ai trouvé quelques-uns qui ressemblaient à mon projet, dans l’idée. À la lumière de ça, ils m’ont proposé des gens. J’avais en tête des personnes pour l’aspect littéraire du projet, mais pas pour l’aspect numérique. J’étais très contente de la proposition qu’Alto, Littérature québécoise mobile et Rhizome ont faite. L’expérience de la mentore était requise pour la conception, l’idéation technique, spatiale. Et plus thématiquement, le fait qu’elle m’ait écoutée a beaucoup aidé à la réalisation du projet. Pendant la première demi-journée, je lui ai expliqué plein de trucs. Je devais raconter ma vie personnelle pour mettre en contexte le projet, pour expliquer plein de choses. C’était bizarre d’expliquer à une inconnue ma vie en deux heures ! Le “je” est très proche de moi, donc je devais le faire pour que Natacha puisse savoir quels éléments étaient fictionnels et quels éléments étaient réels. Elle devait le savoir pour qu’on puisse mettre en relief les moments où on bascule du côté de l’imaginaire. Elle m’a guidée techniquement, mais on était obligées de parler du fond. Les deux sont tellement liés, c’est une caractéristique, l’un influe sur l’autre et vice versa. »
Conclusion :
Lors de l’entretien, Laetitia projetait que les deux derniers jours de la résidence serviraient à peaufiner l’architecture du projet établie en collaboration avec sa mentore. Cela lui permettrait de compléter la phase d’écriture en produisant des textes en lien avec plusieurs lieux de sa carte autofictionnelle. Elle envisage pour l’avenir plusieurs demandes de subventions et la possibilité de publier son manuscrit et le site Web qui l’accompagne. À travers cet horaire chargé, on lui souhaite de trouver le temps de se reposer avant l’arrivée de son quatrième enfant !
Les microrésidences sont une présentation des éditions Alto en collaboration avec Rhizome. Le projet, soutenu par le Conseil des arts du Canada, est né dans le cadre de la Communauté de pratique « Place et posture de la littérature québécoise en ligne ».
Pour en savoir plus sur les microrésidences ÉlectroLITT et sur les éditions Alto, c’est par ici ! Pour en savoir plus sur les Productions Rhizome, c’est par là !
Pour lire les autres entretiens:
Déjanté et légendaire avec le collectif St-Laurent Sachet
Météo poétique avec Yannick Guégen
Pour en savoir plus sur l’artiste et ses projets, nous vous invitons à consulter son site internet.