20h30. Février, mais il pleut. Je débarque de l’autobus 800, à l’arrêt Sainte-Geneviève, à Québec, et me précipite vers le complexe Méduse. Toutes les portes que j’essaie sont barrées. Une femme me prend en pitié et m’ouvre de l’intérieur. Je m’engouffre dans l’édifice, puis dans la salle de spectacle. Sur tous les sièges, des casques audio lumineux, verts, attendent. Sur la scène, une cabine, des instruments, un écran de projection. Têtard tout au plus, par le collectif Tôle.
Le collectif Tôle nait de l’alliance de Marie-Ève Groulx, Renaud Jobin-Delaquis, Carl Matthieu Neher et Maxime Brillon, des amis-artistes multidisciplinaires dont les parcours les rattachent tantôt à la musique et au théâtre, tantôt aux arts visuels et à la littérature. Néanmoins, œuvrant depuis plusieurs années dans le milieu des arts vivants – leur premier spectacle, Big Mack, a eu lieu en 2017 – le groupe s’ouvre continuellement aux autres : de nombreux.ses collaborateur.rices contribuent à la réalisation de leurs créations, autant disjonctées les unes que les autres. Si un certain projet s’ancre parfois plus profondément dans le cœur d’un des membres du collectif, il n’empêche que sa réalisation est toujours horizontale et invitative.
TÔLE est polystique, il ou elle se déploie en largeur, comme une algue, pour se régaler du suc naturel de ses recherches et offrir au public tout le sérieux qui accompagne la joie de créer ensemble des univers trafiqués.
– Site web de Tôle
Dès que j’enfile le casque, une voix masculine – venant probablement de la silhouette que je distingue dans la cabine – me susurre à l’oreille le fonctionnement de l’appareil : comment monter le son, comment ajuster la taille, comment m’assurer d’être dans le bon canal. À tout moment, cette voix précise-t-elle, je peux retirer mon casque pour ne plus l’entendre. Même pendant le spectacle.
Définir – ou restreindre – en quelques mots la pratique de Tôle semble être une tâche impossible, une avenue sur laquelle le collectif lui-même ne s’aventure pas réellement. Sur leur site web, une page entière, sous la forme d’un dialogue, se joue de la question.
- C’est tough à expliquer, c’pour ça j’peux pas te répondre sérieusement.
- J’sais pas moi, commence kek’part ?
- Ben mettons. Qu’on aime créer ensemble
(…)
- Vous « aimez » créer ensemble ?
- Ça part d’là ouin.
- Ok…
Insatisfait, je suis donc remonté à la source et je me suis entretenu avec Maxime Brillon, l’un des membres fondateurs, afin d’en apprendre davantage.
La première question que je lui ai posée portait sur leur démarche, sur leur identité de groupe. Déformation académique oblige, j’ai voulu les placer dans une case (« Ah, donc vous faites des arts littéraires/du théâtre/de la musique ? »). Maxime apportait toujours une nuance. Tôle ne se limite pas à une pratique, au contraire. Leur processus de création s’apparente à un jam musical, chaque membre contribuant au projet avec ses envies et inspirations du moment, avec ses compétences et connaissances, ce qui aboutit généralement à des projets hybrides ou amalgames. Ainsi, selon Maxime, « un projet comme Bébés fontaine apparait comme du théâtre pour le milieu de la musique et comme de la musique, pour le milieu du théâtre. »
Bébés Fontaine rend hommage à Brigitte Fontaine, chanteuse et écrivaine française. À mi-chemin entre théâtre et musique, trois interprètes incarnent l’univers de l’artiste à travers ses textes et chansons, dans une œuvre scénique qui se veut une célébration de l’imaginaire et de l’anticonformisme.
Cette approche de la création comme un jam se reflète également dans le jeu des acteur.ices sur scène. Si l’écriture initiale est très structurée et codifiée, les interprètes, comme dans un concert de jazz, sont libres de s’amuser avec les textes, d’ajouter leurs couleurs, tout en maintenant le rythme anticipé.
Malgré tout, Maxime parvient à identifier certains éléments qui semblent émaner de façon naturelle, innée, de chacun de leur projet :
- Un désir de développer des compétences techniques et artistiques, souvent de manière autodidacte
- Une volonté d’établir un partage de connaissances, notamment lors de résidences de création
- Un souci du public et de la manière dont il perçoit l’expérience
Selon les dires du membre fondateur, les spectacles du collectif Tôle se présentent soit comme une journée au spa – relaxant, apaisant, calme – soit comme un café noir – stimulant, énergique, saisissant. Dans les deux cas, les représentations cherchent à rejoindre et à déstabiliser le public, notamment en le confrontant à ses propres attentes, que ce soit au niveau de la mise en scène ou de son rôle dans la réception de l’œuvre. Ici, il n’est pas question de prendre les spectateur.ices par la main, au contraire. Maxime le reconnait, et je l’ai senti lorsque j’ai assisté à Têtard tout au plus, pour apprécier le travail de Tôle, il est primordial d’être réceptif, de donner de sa personne – mentalement, émotionnellement, à tout le moins – afin d’en tirer quelque chose. Et ce quelque chose évolue et se peaufine avec le temps; la première impression à la fin du spectacle ne sera pas la même que celle sur le chemin du retour qui, elle-même, différa de celle du lendemain matin. Chacun.e comprend ce qu’il ou elle peut, ce qu’il ou elle veut.
Ça commence. On me parle de têtards, d’ondes, de cyber-sports, de flamenco. Au fond, on me parle surtout de maladie, de deuil, de guérison, d’identité.
Au fil de notre discussion, nous avons abordé à plusieurs reprises la valeur accordée à la matérialité, au fait main, aux « patentes » – qui serait peut-être un autre élément fondamental de Tôle. Le collectif cherche à repousser les limites de la création, du convenu, en manipulant les codes des univers dans lesquels il s’invite et cela passe notamment par le détournement des objets et par la mise en valeur du dispositif.
À aucun moment, le collectif essaye de cacher les systèmes ou de tromper le.a spectateur.ice avec des fioritures inutiles. Les membres pensent plutôt que l’exposition des mécanismes accentue la magie et l’émerveillement. Il est alors possible pour le public d’admirer tout le travail et l’ingéniosité qui se cachent derrière les costumes, les instruments et la mise en scène, sans qu’il soit nécessairement capable d’en comprendre le fonctionnement profond.
Évidemment, le fait main et les dispositifs nouveaux, tout particulièrement, ne sont pas à l’abri de l’éventuel bug ou bris. Pourtant, cette réalité, Tôle l’embrasse pleinement. Il y a un amour pour les événements en direct et, surtout, pour les petites variations – prévues comme imprévues – qui distinguent chacune des représentations. « Que faites-vous quand un bug survient ? », demandai-je, naïvement. « On débranche et on rebranche », me répond Maxime avec un sourire.
Entre le monologue écrit dans une langue riche et scandé à un rythme soutenu, les musiciens sur la scène, le.a comédien.ne, la projection d’un jeu vidéo, mon cerveau peine à tout capter. J’attrape des bribes par-ci, par-là. J’ai peur de passer à côté de quelque chose d’important.
Quel est le futur du collectif, ses ambitions ? Suivre sa vocation polystique et prolonger ses ramifications. Jouer dans tous les contextes possibles, explorer tous les genres, toutes ses idées, aussi folles soient-elles. Ne jamais s’arrêter à une seule chose. Ne jamais s’immobiliser. Créer.
Dans l’autobus, en direction de Beauport, je repense au spectacle que je viens de voir. Je n’ai pas tout compris, mais je pense avoir compris. Et finalement, peut-être est-ce suffisamment pour dire que j’ai tout compris.
Le prochain spectacle du collectif Tôle s’intitule « La grange », un « concert augmenté pour des instruments inventés ». Style rétrofuturiste, un peu à la manière des films muets des années 30-40 et de la musique de moteur, il se tiendra au Bain Mathieu à Montréal les 29 et 30 septembre prochains.
Un grand merci à Maxime Brillon de m’avoir accordé de son temps.