Nom : Abrüpt
Statut : Agitation éditoriale organisée autour d’une association à but non lucratif
Énoncé de la mission : Abrüpt, il ne s’agit pas là simplement d’une exclamation souhaitant une quelconque effervescence sociale, d’un rêve d’avenir, ou de l’écho hurlant notre présent, mais aussi, plus trivialement, d’une agitation éditoriale organisée autour d’une association à but non lucratif,
qui tente de servir une certaine idée du désœuvrement : le renversement par le verbe renversé. Tantôt du côté d’une poétique politique, tantôt aux alentours de la théorie critique, notre comité de lecture choisit ses textes lorsque son cœur tape unanimement du poing sur la table.
Lieu : Zürich, Suisse
Lien vers le site : https://abrupt.cc/
La maison d’édition Abrüpt ne révèle pas les noms de ceux.elles qui sont derrière le projet dont la première publication date de 2018 (L’Espagnole, publication d’un recueil de textes de Simone Weil). Difficile à cerner, la maison d’édition basée en Suisse semble adopter davantage une présence sur le web, affirmant: « Nous errons entre les réseaux, notre situation est Internet, mais notre corporéité reste pour l’instant établie du côté de Zürich, en cette terre helvétique où se promènent les fantômes affranchis de quelques réfugiés de l’histoire ». Il faut aussi mentionner sur ce point qu’Abrüpt ne reçoit que des ouvrages potentiels transmis par courrier électronique.
Leur objectif se décline dans leur ligne éditoriale qui « s’agite autour de textes de théorie critique — principalement de philosophie — et de poétique politique ».
Cet axe éditorial accompagne leur geste de diffusion, empreint d’une volonté ubiquitaire et d’une approche contre-culturelle. Abrüpt trafique des anti-livres (leur terminologie), dénotant leur angle clandestin et la nature des œuvres qu’elle publie, textes publiés dans un médium qui s’oppose au livre traditionnel. Ces textes appartiennent d’ailleurs aux Creative Commons et sont donc libérés de propriété intellectuelle standard. L’éditeur permet la distribution de ses anti-livres de plusieurs manières différentes. Il est d’abord possible d’acheter une édition imprimée par Abrüpt, comme on le ferait pour tout autre livre. Cependant, ces exemplaires sont imprimés à la demande, évitant tout stock en trop.
Les anti-livres sont aussi gratuitement accessibles en fichiers .pdf imprimables et distribuables par quiconque dotés d’une imprimante, forme qui témoigne d’une conception des textes libérés du marché éditorial. Il est finalement possible de parcourir les écrits édités par Abrüpt sous le format Git. On le nomme format, mais Git s’apparente davantage à une démarche de travail qu’un réel format numérique. Le Git permet la création, l’actualisation et la diffusion de projets numériques écrits et codés. Sur ce point, je me tourne vers un entretien avec Antoine Fauchié, doctorant à l’Université de Montréal qui travaille sur la question des processus d’édition. Il définit le Git comme une méthode de travail qui permet à ses utilisateur.rices de rédiger et de modifier un même projet d’écriture (comme du code informatique) en conservant différentes versions antérieures sans nécessairement avoir à enregistrer des dizaines de fichiers presque identiques. Les choix qui découlent de l’utilisation du Git sont éminemment politiques. Par exemple, des utilisateur.rices de Git qui y intègrent des programmes informatiques privés et qui restreignent l’accès à leur travail témoignent d’une volonté différente que ceux et celles qui opteraient vers des logiciels accessibles à tous. Le gage d’Abrüpt est ici particulièrement intéressant. Comme le précise Antoine :
« Ils vont essayer de repenser la façon dont ils utilisent la technologie pour produire des publications très diverses. Ils vont essayer d’avoir une démarche low-tech — même s’ils ne s’en revendiquent pas du tout. Ils vont utiliser des programmes assez basiques, assez simples à utiliser plutôt que des logiciels qui créent beaucoup de dépendances. » (Fauchié)
Les gens derrière Abrüpt semblent ainsi adopter une approche particulière à leur diffusion numérique. Leur démarche demeure simple, même si elle s’écarte des carcans traditionnels de diffusion en ayant un volet numérique.
Projets intéressants
Nous sommes partout
Dans les dernières années, la maison d’édition a publié 38 zines, recueils et essais. Certains de leurs projets sont de nature parfois ambiguë et hybride. Leur dernière publication, Nous sommes partout, est particulièrement intéressante, d’abord par son volume et sa filiation avec la ligne directrice de la maison d’édition. C’est un document de 648 pages où sont rassemblées « des voix antifascistes, féministes, anticapitalistes, antiracistes, antispécistes, des paroles de hackeureuxses, des voix en lutte pour les droits des migranxtes, contre toutes les formes d’oppression de nos sociétés, pour les droits LGBTQIA+, contre les écocides, pour les droits des travailleureuxses du sexe, contre les violences policières et la répression juridique, pour les droits des sans-papièrexs, pour l’autodétermination et l’émancipation de touxtes les travailleureuxses, contre la précarisation, contre le système carcéral et pour les ZAD ». Cet ouvrage fait l’objet d’un texte complet sur le Carnet.
Dio
Récit en vers adaptant ou hackant les Bacchantes d’Euripide sur une trame onirique. Ce texte semble s’inscrire davantage dans le volet poétique politique du catalogue d’Abrüpt. L’œuvre est composée de son penchant textuel ainsi que d’un bot twitter, le Diocyborg, incarnant la voix de Dio, personnage de l’œuvre qui vient rompre l’ordre du monde. La machine publie automatiquement des vers tirés de l’œuvre affichés sur un fond de noir où s’enchâssent des quadrilatères blancs évidés et disposés sans ordre ou organisation discernable.
Extravagance
L’anti-livre Extravagance se démarque comme un autre projet particulièrement intéressant, où se rencontrent théorie philosophique féministe, politique du corps, aphorisme et photographie. Les aphorismes cascadent en définissant et explorant les manières de penser le corps en lien avec son environnement, ses oppositions à des structures sociales dominantes et ses formes potentielles. Les aphorismes sont rythmés de photographies de femmes, images modifiées en reproduisant l’esthétique du bug occupant une place tout aussi importante que les passages écrits.
Réception avec le public
L’on peut prendre conscience d’un discours critique et médiatique entourant les textes publiés par la maison d’édition qui semble s’être taillé une identité claire dans les esprits de ceux.celles qui en parlent. C’est sur la page de présentation de certaines œuvres que sont affichés des liens pour accéder à leur couverture médiacritique. Le dialogue circulant autour de certaines œuvres semble généralement très positif. La critique ne manque pas de faire mention des dimensions particulières des textes d’Abrüpt comme leur existence virtuelle, leur mode de distribution atypique et les composantes numériques des œuvres partagées entre écrit et écran.