Si les intelligences artificielles (IA) habitent notre quotidien depuis quelques décennies déjà, leur présence et leur potentiel semblent s’être révélés au grand jour dans les dernières années, notamment avec l’arrivée en trombe de l’agent conversationnel ChatGPT, qui a vraisemblement réponse à tout. Réponse juste ? Pas nécessairement, mais réponse tout de même.

Page couverture de l'ouvrage

Entre l’excitation d’une ère de connaissances accessibles presque infinies et la crainte d’une singularité, les opinions divergent. Certains rejettent l’utilisation des IA, d’autres l’embrassent, mais une unique chose semble certaine : leur développement ne cessera pas de sitôt. À l’aube de la démocratisation d’une technologie qui se perfectionne à la vitesse grand V, il convient donc de s’interroger non seulement sur les signes annonciateurs de sa venue, mais aussi sur sa place dans l’imaginaire collectif ainsi que sur les changements qu’elle provoque. C’est la tâche à laquelle s’attaque l’ouvrage collectif dirigé par Alexandre Gefen, Créativités artificielles : La littérature et l’art à l’heure de l’intelligence artificielle.

Celui qui est présenté comme « le tout premier ouvrage consacré aux représentations, aux significations et aux usages créatifs de l’intelligence artificielle (IA) dans la production de fiction » jette un regard d’ensemble sur le sujet grâce aux contributions d’une quinzaine de collaborateur.ices.

RÊVER DE MACHINES CRÉATRICES ET D’ALGORITHMES
[Bootz et Salceda, Sauvage, Beaudouin]

Avant même l’arrivée des ordinateurs personnels dans les foyers de tout un chacun, les premières traces des intelligences artificielles étaient perceptibles dans la production littéraire, que ce soit par la présence de machines créatrices au sein des diégèses ou par les processus mêmes d’écriture, qui suivait alors une procédure rigoureuse.

Par exemple, Philippe Bootz et Hermes Salceda plongent dans le travail de Raymond Roussel (1877-1933) et de son écriture sous contrainte, le présentant comme l’un des précurseurs de l’écriture algorithmique. Effectivement, son « Procédé fondé sur la potentialité inventive de l’homonymie, la paronymie, la synonymie » consiste en la sélection d’une première expression (meule à bottes, par exemple) qui sera dérivée en une seconde expression (affiloir et escrime), en jouant sur le sens des mots. Le vide ontologique alors créé doit ensuite être comblé par le récit. Sans le savoir, il reproduisait ainsi une démarche algorithmique.

À travers son œuvre, les auteurs mettent simultanément en relief la relation existante entre un humain-créateur et une machine intelligente ainsi que certaines interrogations au cœur des réflexions sur l’intelligence artificielle, notamment la lecture d’œuvres générées.

Lire un livre généré comme s’il s’agissait d’un livre écrit (au sens culturel du terme), c’est lire dans la caverne, avec une oblitération de caractéristiques essentielles de l’écriture qui sont porteuses de sens et d’affect.

– Philippe Bootz et Hermes Salceda, p.28

Un autre exemple d’écriture simulacre de l’IA, cette fois-ci avancé par Barnabé Sauvage, serait celle d’Alain Robe-Grillet dans son roman Djinn (1981). Écrit pour aider l’enseignement du français langue seconde, le roman voit sa syntaxe se complexifier au fil des chapitres, intégrant initialement le présent et l’imparfait de l’indicatif puis, progressivement le passé simple et le subjonctif. Le roman développe de trois manières différentes (d’abord, au présent avec une narration à la première personne; puis, au passé avec un narrateur à la troisième personne; finalement, à la première personne mais avec une narration au féminin) l’histoire de Simon Lecœur, un homme qui infiltre une société secrète. De ces réalités parallèles, Simon conserve toujours des souvenirs. Ce procédé rappellerait une « boucle de rétroaction », un processus essentiel à l’apprentissage machine et aux intelligences artificielles modernes.

Néanmoins, ces premiers fantômes de l’intelligence artificielle ne se retrouveraient pas uniquement dans la manière d’envisager formellement l’écriture, au contraire. Valérie Beaudouin, elle, se lance dans la création d’une machinothèque impossible, un répertoire de machines-autrices qui existent uniquement dans des univers fictionnels, comme la machine à poésie de H. Nearing Hr ou le versificateur de Primo Levi. Beaudouin remarque ainsi que, dans ces fictions, les concepteurs de ces machines évaluent leur qualité selon leur capacité à respecter les règles tandis que les utilisateurs, eux, s’intéressent davantage à la valeur esthétique de leur production. Elle continue ensuite à soulever des oppositions jusqu’à atteindre la question de la créativité algorithmique. Si le calcul (à voir ici comme la capacité à comprendre, prédire, déduire) est le modèle du raisonnement humain, l’IA est créative, mais, si elle ne peut comprendre ce qu’elle fait, l’est-elle vraiment ?

CRÉATIVITÉ, AUTORITÉ, INFLUENCE
[Ivanova, Levin, Guilet, Mougin, Depaz]

Question de créativité

La créativité est un concept difficile à définir clairement. Dans leur article respectif, Nevana Ivanova et François Levin proposent des réflexions différentes mais complémentaires sur la créativité computationnelle, sur la capacité ou l’incapacité d’une IA à créer.

Bien qu’elle reconnaisse le caractère parfois jugé réducteur de la définition de Margaret Boden de la créativité, Ivanova l’utilise néanmoins comme logique de référence pour une réflexion plus grande sur la créativité computationnelle, c’est-à-dire une approche algorithmique de la créativité. Pour Boden, la créativité nécessiterait nouveauté et surprise et elle existerait sous trois formes : exploratoire (qui repousse les limites tout en respectant des règles prédéfinies), combinatoire (qui obtient des résultats nouveaux en reliant des concepts de prime abord incompatibles) et transformationnelle (forme rare, qui modifie les règles d’un espace et crée une nouvelle réalité). Ivanova démontre avec de nombreux exemples concrets que la créativité computationnelle peut facilement être exploratoire et combinatoire – bien qu’elle insiste toutefois sur le fait que la créativité artistique ne demande pas simplement la production d’objets nouveaux, mais surtout l’expression d’un « être-dans-le-monde » et « avec-le-monde ». Elle nous laisse toutefois en suspens concernant la créativité transformationnelle : est-elle atteignable pour un ordinateur ? 

Citant lui aussi Boden, Levin poursuit indirectement cette réflexion avec cette question : « Est-il possible qu’un processus calculatoire dérivatif et entièrement déterministe produise à l’arrivée quelque chose de nouveau, c’est-à-dire qui n’était pas déjà entièrement présent au début du processus ? » En s’appuyant sur la fonction principale des algorithmes aujourd’hui, à savoir l’optimisation et la prédiction, il offre une réflexion qui se conclut par l’affirmation que les machines seraient proprement créatives parce qu’elles seraient herméneutiques. Dans cette visée anticipative, elles doivent prévoir l’imprévisible : « Cette logique de préemption nécessite de recourir à des techniques qui ne sont pas uniquement probabilistes et qui relèvent en fait d’une forme d’herméneutique créative. » 

Question d’autorité

Anaïs Guilet propose, à mon sens, la réflexion la plus intéressante de l’ouvrage. En s’appuyant sur la lecture d’Ada d’Antoine Bello, elle s’attarde d’abord à la question d’autorité, puis à l’importance de l’esthétique et de l’originalité dans les œuvres générées, touchant ainsi la définition même de la littérarité contemporaine. 

Effectivement, pour « créer », une intelligence artificielle tire un modèle mathématique d’un corpus de textes (alors appelés hypotextes) pour reproduire schéma et style. Certain.es y voient là une preuve d’absence de créativité, mais est-ce si différent de l’humain qui s’inspire d’auteur.ices pour trouver son style ? Guilet évoque alors le « génie non créatif » théorisé par Kenneth Goldsmith, qui rejoint la conception du texte littéraire de Roland Barthes.

Pour Goldsmith, écrire, c’est s’approprier l’existant, les mots, les textes, les formes, ce qui n’implique aucunement pour lui la disparition de la subjectivité auctoriale en elle-même.

– Anaïs Guilet, p. 114
[Le texte littéraire est] un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture.

– Roland Barthes, cité par Anaïs Guilet, p. 120

Toutefois, l’intelligence artificielle ne pourrait pas être originale ni innovatrice dans la mesure où elle ne parviendrait pas à exprimer sa personnalité. Confinée à son modèle mathématique, elle est condamnée à se réapproprier les codes de genres déjà bien établis. Ainsi, par son fonctionnement profond, « la littérature promise par Ada comme par l’usage actuel des IA génératrices de textes semble être une littérature de synthèse, dans tous les sens du terme, une littérature de l’imitation, de la redondance qui fonctionne en silo. »

Question d’influence

Une idée similaire se retrouve également dans le texte de Pierre Depaz, où la question de la créativité des intelligences artificielles est abordée, bien que brièvement. Effectivement, Depaz avance que la grande amélioration des modèles d’intelligence artificielle ne relèverait pas d’un saut quantitatif, par l’abondance de données disponibles et la capacité améliorée des ordinateurs à les assimiler, mais plutôt d’un bond qualitatif motivé par un nouveau « style » au sein de la recherche en intelligence artificielle. En comparant les approches symbolique et statistique du langage, Depaz démontre que « l’approche statistique considère davantage le langage comme une matière existant dans l’espace, dont la représentation conditionne alors la manipulation ». Ce changement de paradigme qui considère désormais les textes comme des espaces vectoriels plutôt que comme un enchaînement de symboles connectés entre eux par des liens syntactiques aurait des conséquences sur notre conception de l’écriture et du littéraire. En ce qui concerne la créativité, elle serait donc limitée, puisque modèle statistique rime inévitablement avec recombination de données existantes.

Si la manière de réfléchir aux textes et aux mathématiques influence notre manière de travailler avec les IA, Pascal Mougin, lui, avance que le simple fait de coexister avec elles provoque une contamination croisée. La littérature proprement humaine, tout comme la littérature proprement artificielle, n’existerait pas. L’IA et l’humain ne travaillent jamais en huis clos : ils s’influencent de manière continue, volontairement ou involontairement. Il est donc vain de s’acharner à distinguer ces deux littératures. Il faut surtout chercher à comprendre comment la littérature prend forme dans cette relation.

[L]e cas particulier des relations Hommes-machines et des liens entre subjectivité humaine et technologie pourra s’envisager différemment : non plus comme un dualisme irréductible, mais au contraire comme un jeu d’interférences à double sens (technogénèse) par lesquelles les Hommes et les outils se modifient les uns les autres.

– Pascal Mougin, p. 216

LORSQUE LES IA S’INVITENT DANS LES TEXTES
[Kerinska, Ackerman, Chatelet, Dupont et Guesse, Manouach]

Dans un contexte artistique, les échanges entre intelligences artificielles et humains surviennent généralement de l’une ou l’autre de ces manières : soit les IA font partie de la diégèse en tant que personnages et/ou objets, soit elles contribuent en amont comme co-autrices. Ces deux manifestations qui semblent divergentes le sont peut-être moins qu’il n’y paraît. Comme le laissait déjà penser Mougin dans son article, que ce soit au fil de la lecture de certains récits ou dans la réalisation de certains projets, l’humain et la machine, le créateur et la créature, se dévoilent comme deux faces d’une même pièce.

En se penchant sur les écrits de Clemens Setz et de Hermann Kant, le premier adoptant une posture favorable, pacifiée, envers l’évolution technologique et le second, une posture en opposition avec les machines, Bruno Dupont et Carole Guesse démontrent que l’utilisation des IA dans le processus d’écriture revêt des motivations artistiques, certes, mais aussi politiques. Ils insistent ainsi sur la performativité dans les fictions de l’intelligence artificielle, tout en affirmant que l’autorité symbolique, elle, resterait dans le camp de l’auteur.ice humain. Les discours posthumanistes seraient donc à nuancer, voire à rejeter, parce qu’il semble impossible de dissocier l’IA de l’humain, celle-ci se construisant toujours en relation – concrète ou métaphorique – avec lui.

Nikoleta Kerinska s’intéresse d’ailleurs aux « chatter-bots », ces robots conversationnels créés ici non pas pour répondre aux questions d’un client sur un site web, mais bien pour incarner un personnage, pour produire une fiction au rythme des interactions avec un humain. Elle évoque plusieurs enjeux concernant leur statut en tant que personnage fictionnel, notamment le fait qu’ils existent hors d’un récit fictionnel : ils ne font pas partie d’un récit, ils sont le récit. La figure du drone stimule également l’imaginaire collectif, comme le souligne Ada Ackerman. Par son ambivalence entre sa vocation première et son éventuel détournement, entre sa distance et sa proximité avec l’agent humain, le drone transformerait notre manière de penser; si la fiction nourrit la représentation du drone, le drone, lui, nourrit la fiction.

Toutefois, les IA ne sont pas l’adage seul de la littérature, mais elles apparaissent bien évidemment au grand écran, art qui leur confère souvent une conscience, une capacité à ressentir et à exprimer des émotions. Cela soulève par le fait même de lourds questionnements ontologiques, par exemple « comment distinguer l’humain du robot si ce n’est par les émotions ? » Dans ces œuvres, selon Claire Chatelet, les machines agissent comme alter ego de l’humain, comme son reflet dans le miroir, et, grâce à elles, nous serions en mesure de nous représenter et de nous interroger sur notre propre condition et individualité. L’ouvrage se conclut d’ailleurs par un court article dédié à la bande dessinée, qui serait un objet autant technique qu’informatique. Aux prises avec l’industrialisation du marché qui les considèrent comme des « marchandises et biens jetables », habituées à la collaboration de masse (pour leur écriture, leur encrage, leur colorisation, leur impression, leur distribution, etc.) et aux processus artistiques évolutifs, présentes en grande quantité sur le web grâce à des communautés en ligne très actives, les bandes dessinées se présentent comme un terreau fertile pour l’expérimentation avec les intelligences artificielles, ce qu’explore par son travail Ilan Manouach, auteur de l’article et de Fastwalkers, entre autres.

Planche de la bande dessinée Fastwalkers.

C’est une méditation non linéaire sur l’apprentissage machine qui célèbre la poétique inattendue de la computation générative et explore son potentiel pour constituer de nouvelles sensibilités de lecture 

– Ilan Manouach, à propos de Fastwalkers, p. 245

***

Bref, comme souvent, l’émergence de nouvelles technologies soulève moins de nouvelles questions qu’elle ne prolonge des réflexions déjà bien présentes; les intelligences artificielles, malgré tout le bruit qui les entoure, ne font pas exception. Elles relancent et réorientent des questions primordiales au champ littéraire, comme les notions mêmes d’auteur et d’œuvre. En proposant une réflexion étendue sur les IA et leur place dans les arts, l’ouvrage Créativités artificielles éclaire bien entendu ces notions, mais il offre surtout, de manière parallèle, une réflexion sur l’humain, sur sa relation avec la technologie, sur sa place en tant que créateur.

Titre : Créativités artificielles
Directeur :
Alexandre Gefen
Contributeur.ices :
Philippe Bootz et Hermès Salceda, Valérie Beaudouin, Barnabé Sauvage, Nevena Ivanova, François Levin, Nikoleta Kerinska, Anaïs Guilet, Ada Ackerman, Bruno Dupont et Carole Guesse, Pierre Depaz, Pascal Mougin, Claire Chatelet, Ilan Manouach.
Date de publication :
2023
Éditeur :
Les presses du réel
Nombre de pages :
264 p.
Format :
Papier

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