Entretien avec Yannick Guéguen à propos du projet Climatic

Dans le cadre des microrésidences ÉlectroLITT organisées par Alto et les Productions Rhizome, l’artiste multidisciplinaire Yannick Guéguen a choisi de travailler sur Climatic, un projet de site Web poétique, avec l’aide de la poète Laure Morali, qui agissait comme mentore. Puisqu’il a fait des études en art, en architecture de paysage et en design, les questions du territoire et de l’ambiance sont partie intégrante de sa pratique artistique. Son approche consiste à mettre de l’avant le caractère sensible, expérientiel et social lié à l’environnement qui nous entoure.

Son projet s’appuie sur le désir d’intégrer à sa création une réflexion sur les changements climatiques et leur impact sur la vie quotidienne. L’artiste avait pour but de réaliser, avec Climatic, un projet d’amplification du réel et de créer une expérience poétique à partir des différentes conditions météorologiques du jour où l’on consulte l’œuvre. En voyant l’offre d’Alto et de Rhizome, il a décidé de reprendre une idée qui avait germé il y a quelques années et qui combine littérature, numérique et météo afin de la peaufiner, ce qui a donné naissance à Climatic

Cet article a tout d’abord été publié sur le site Alea, le laboratoire éditorial de la maison d’édition Alto.

Nous sommes deux auxiliaires de recherche pour Littérature Québécoise Mobile (LQM), et nous avons eu le mandat de documenter les résidences des artistes participant au projet ÉlectroLITT, dans le cadre d’un projet de recherche sur la littérature québécoise numérique. Nous avons eu la chance de nous entretenir avec Yannick Guéguen afin d’en apprendre un peu plus sur son expérience de résidence.

Aude Meunier-Rochon et Alicia Chabot

Questions / réponses :

Alicia Chabot et Aude Meunier-Rochon : Le projet Climatic combine beaucoup d’éléments à la fois, visuels, sonores et météorologiques. Pourriez-vous détailler un peu les défis techniques que vous avez traversés en faisant ce projet ? À quels enjeux répondent-ils ?

Yannick Guéguen : « Il y avait quand même pas mal d’enjeux par rapport à ce projet-là. Le premier enjeu était d’utiliser une base de données, ce qu’on appelle une API, c’est un service qui donne des informations météorologiques. Ça nous permet de développer des applications à partir de ça, en extrayant les données et en leur donnant toutes sortes d’interprétations possibles. La difficulté était d’utiliser ces données et de leur donner un sens. Mon premier travail était de créer des échelles de valeurs, par exemple la vitesse du vent, c’était assez facile puisqu’il existe une échelle du vent – l’échelle de Beaufort – donc j’ai utilisé cette échelle pour diviser la valeur de la vitesse du vent et pour savoir à quoi ça correspondait dans la réalité. Donc ça a été de créer des échelles, ce n’était pas toujours facile, il y a donc eu beaucoup de recherche scientifique, de lectures de guides météorologiques pour comprendre comment opérer ces valeurs. C’était donc de faire un croisement entre les données scientifiques et les données que j’avais, plus techniques. 

L’autre difficulté a été de traduire ces données en poésie. Alors là, ça a été tout un défi, parce que souvent, dans les valeurs qu’on a, il y a des conditions qui sont données : par exemple bruine avec petite pluie, bruine avec grosse pluie, comment traduire ces variations en poésie, ça devient très subtil. L’autre défi que j’avais concerne les jeux de mots, les jeux d’associations en poésie, qui risquent de faire perdre le sens. Il y avait tout un défi, entre garder le sens des valeurs et des données et en même temps, rendre tout ça poétique. Je ne sais pas si j’y suis arrivé, mais c’était un bel exercice. Ç’a été un mélange. Parfois on a joué avec l’informatif et on l’a un peu détourné. C’est un peu comme un cadavre exquis, on ne sait jamais vraiment ce qui va être déclenché. 

Pour l’instant, les défis ont été techniques, donc il s’agissait surtout de voir comment utiliser ces données météorologiques et de les lier au son. J’ai été un peu aidé pour la partie technique du projet, mais ç’a été assez facile à faire, comme je connaissais déjà bien le code, j’ai pu facilement concevoir les numéros pour les poèmes pour pouvoir les lier aux données. En ce moment, ça fonctionne, la première version est en ligne. Je n’ai pas encore fini de travailler sur les visuels ni d’éditer les sons, puisque l’idée était de mettre des compositions sonores derrière. Bref, il y a encore du travail. Mais, le site est accessible. 

Au départ, l’idée était d’en faire une application. Finalement, j’ai plutôt décidé d’en faire un site Web puisque c’est plus facile à implanter et plus accessible aussi. Là, les gens vont pouvoir directement y aller avec le lien, ce qui n’aurait pas été le cas avec une application, même si l’application permet beaucoup plus de choses, mais ça viendra peut-être dans une troisième phase. » 

Crédits photos : Yannick Guéguen

A.C. et A.M.R. : Climatic est un projet interactif en milieu numérique, ce qui implique une certaine médiation de différents outils technologiques et ce qui en fait une œuvre assez singulière. Quelles sont les caractéristiques médiatiques et numériques qui sont présentes dans votre travail ? 

Y.G. : « Les caractéristiques médiatiques et numériques concernent notamment l’interface. Au départ, j’avais plusieurs idées, comme de faire un projet avec des particules qui viendrait frapper des lettres 3D, mais finalement je me suis tourné vers une option plus simple, c’est-à-dire un système de particules visuelles à partir duquel les gens peuvent jouer et qui change selon les conditions météo, ce qui offre plein de variabilités possibles. Il y a donc une dimension générative et un peu participative, à l’image du cadavre exquis que j’ai mentionné plus tôt, dans le hasard des combinaisons de phrases. Il y a aussi l’usage du Web pour vivre une expérience qui peut se vivre chez soi ou en allant se balader tout en écoutant sur son téléphone. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment utiliser les données, mais ça viendra dans une troisième phase, puisque je travaille aussi à partir de moteurs de jeux vidéo. J’essaie de voir aussi comment générer des interactions, des déclenchements, des choses interactives qui fonctionnent avec la mobilité spatiale, avec des moteurs de jeu qui permettent de créer des environnements sonores, interactifs, génératifs et variables en fonction des informations qu’on peut recevoir à partir d’une base de données et de ce qui se passe dans la réalité. »

A.M.R. : Vous parliez d’une troisième phase, elle viendrait après ce que vous faites en ce moment ?

Y.G. : « Oui, parce que je suis toujours un peu en recherche-développement. Il y a la possibilité d’une troisième phase après la résidence dans laquelle j’aimerais développer les aspects d’un jeu interactif situé et de la réalité augmentée qui m’intéressent beaucoup. »

A.M.R. : Ce serait à partir du principe de Climatic qui utilise justement cette génération d’environnement et d’environnement sonores ? 

Y.G. : « Oui, j’en ai déjà fait une partie dans la mise à l’échelle des données afin de comprendre comment utiliser les données. La prochaine partie serait d’apprendre à générer des mouvements, plus particulièrement des mouvements de son, et de voir comment localiser le son autour de la personne qui joue pour qu’elle puisse interagir avec le son et les différents éléments de la plateforme. Ce sont des choses que j’ai déjà testées dans des applications que j’ai développées. Hexplore est un projet de réalité augmentée en reconnaissance d’images, Spectrum est un projet qui travaille avec le microphone et qui crée des réverbérations sur la réalité. D’autres projets, qui ne sont pas encore sortis, incluent la géolocalisation d’environnement 3D. Climatic était donc une opportunité de mettre en pratique toutes ces notions. »

A.C. et A.M.R. : Vous nous avez beaucoup parlé des enjeux proprement technologiques du projet, mais qu’en est-il de la dimension littéraire de Climatic, puisque c’est une œuvre qui met en scène un usage des formes poétiques ? Quels sont les enjeux ou les défis proprement littéraires du projet ?

Y.G. : « Il y avait un défi entre compréhension et incompréhension de la part de l’auditeur. Il y avait aussi un autre gros défi qui était la durée. Les textes ne devaient pas être trop longs pour l’auditeur. Il fallait aussi trouver un ton qui fonctionne avec les conditions météorologiques et les longueurs de texte différentes. Comme c’est combinatoire, on ne peut pas penser un poème au complet, on doit penser à ce que ça donne à la fin. Il s’agissait donc d’un des défis de l’écriture poétique. Un autre des défis ou une contrainte créative était les conditions préétablies et leur traduction en éléments poétiques. Comme il y a beaucoup de conditions, il fallait éviter la répétition, trouver des figures de style ou des techniques et astuces qui permettent des variations. Ce qui était difficile, c’était que les figures de style ne sont pas toujours propres à la poésie, mais qu’elles peuvent s’appliquer à l’écriture en général et parfois, certaines s’appliquent moins bien pour la poésie. Certaines figures de style peuvent brouiller le sens ou allonger la phrase, on devait y aller avec modération pour les répétitions : il y avait beaucoup de contraintes à respecter. » 

Crédits photos : Yannick Guéguen

A.C et A.M.R. : Finalement, les microrésidences se sont déroulées en deux blocs de deux jours et ont fourni une expérience de mentorat. Qui était votre mentor·e et pour quels aspects du projet l’expérience du mentor était-elle requise ?  

Y.G. : « Laure Morali, poète. [Le choix du mentor] était une étape difficile, car on m’avait proposé trois personnes, dont j’ai lu les textes. C’était difficile, parce que je ne savais pas de quoi j’allais avoir besoin ni ce que les personnes pourraient m’apporter. Je me sentais plus en confiance de partager ce projet avec quelqu’un dont je connaissais l’œuvre. L’expérience de la mentore a été pertinente au niveau de la création littéraire. […] Comme ce projet était un défi d’écriture, la mentore a servi à pousser ce projet plus loin, à m’encourager, me donner du feedback. Comme je suis assez critique sur mon propre travail, c’était une forme d’assurance, de confiance et d’aide pour choisir. Avec Laure, on a travaillé à faire du ménage, mais aussi à voir comment aborder les conditions, puisqu’il y avait tellement de choses à écrire, c’était un peu affolant. À la fin du projet, je m’étais mis des chronomètres pour arriver dans les temps et me forcer à prendre des décisions. La mentore a donc pu offrir des encouragements, des séances de travail en équipe, des conseils de sélection et des références. Ce que je souhaitais aussi, en fonction du budget, c’était que le texte soit enregistré. Si j’ai choisi Laure, c’est parce que j’aimais bien sa voix et que je l’avais déjà entendue dans des enregistrements précédents. Je savais donc qu’elle était capable d’incarner les mots puisque c’est une poète ; il était important que ce ne soit pas juste une narratrice, mais qu’elle comprenne bien ce que c’est que la poésie pour qu’elle puisse l’incarner. Le jour de l’enregistrement, elle était un peu stressée et ce n’était pas facile, mais ça s’est bien passé. »  

Conclusion :

Dans son mot de la fin, Yannick Guéguen nous a fait part de la chance qu’il a de pouvoir faire un tel travail avec le soutien d’Alto, de Rhizome et de sa mentore, Laure Morali, surtout dans le contexte de la Covid-19, moment où les artistes sont bloqués à la maison. Son intérêt pour le projet réside dans le fait que la pandémie lui a permis de revivre des difficultés relatives à sa pratique créatrice pour mieux les réinvestir dans d’autres projets. D’ailleurs, Yannick Guéguen s’est envolé pour les Îles-de-la-Madeleine pour y poursuivre sa démarche créatrice dans le cadre d’une autre résidence. 


Les microrésidences sont une présentation des éditions Alto en collaboration avec Rhizome. Le projet, soutenu par le Conseil des arts du Canada, est né dans le cadre de la Communauté de pratique « Place et posture de la littérature québécoise en ligne ».

Pour en savoir plus sur les microrésidences ÉlectroLITT et sur les éditions Alto, c’est par ici ! Pour en savoir plus sur les Productions Rhizome, c’est par  !

Pour en savoir plus sur l’artiste et ses projets, nous vous invitons à consulter son site internet.

Pour lire les autres entretiens:
Déjanté et légendaire avec le collectif St-Laurent Sachet
Déambulation autofictive à Édimbourg avec Laetitia Beaumel

0 Shares:
Vous aimerez aussi...
Démonstration de l'organisation spatiale et thématique de l'oeuvre « L'ombre est divise ».
Lire plus

Microrésidences ÉlectroLITT : Déambulation autofictive à Édimbourg

L’autrice, poète et éditrice Laetitia Beaumel a travaillé sur L’ombre est divise, un projet de carte littéraire interactive, avec l’aide de sa mentore Natacha Clitandre, dans le cadre des microrésidences ÉlectroLITT organisées par la maison d’édition Alto et les Productions Rhizome. Au cours de cette résidence, elle a écrit plusieurs courts textes qu’ÉlectroLITT lui a permis de rassembler sous une même bannière dans un projet qui allie les enjeux de la littérature numérique et du territoire.