Angles morts du numérique ubiquitaire est un très riche volume collectif, paru en janvier 2023 aux Presses du réel, au sein de la « Grande Collection ArTeC » (liée à l’École universitaire de recherche française éponyme), qui avive une approche bifurcatrice et désopacifiante du numérique. Il met ainsi sur la table une large diversité d’angles morts – c’est-à-dire de perspectives sous-jacentes fréquemment négligées ou de zones troubles, difficilement saisissables – liés aux débats, autant communs que plus spécifiques, sur le numérique et l’ensemble des réalités auxquelles il peut renvoyer en ce premier quart du XXIe siècle, qui est profondément imprégné par un contexte d’accélération, d’expansion et d’intensification de la computation du monde.

Prenant la forme d’un glossaire nourri par les vues et expertises d’une trentaine de contributeur.rices aux profils très divers, il fait suite à un colloque s’étant tenu au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle en septembre 2020, dont il cherche à disséminer aussi largement que possible les résultats de la réflexion collégiale qui y a vu le jour.

La taille des entrées varie.

Les 145 entrées qui le composent, dont les contenus sont parfois judicieusement interreliés, alternent entre de brèves définitions (les deux plus courtes tiennent en des phrases de moins de trente mots [« Biais d’automation » & « Horizon fuyant »]) et des contributions longues de plusieurs pages (la plus étendue, « Extractivisme (le nouvel) », court sur une trentaine de pages, en raison surtout des nombreuses illustrations qui l’accompagnent et la charpentent). Cette oscillation entre des entrées de longueur très variable – mais également de tons et d’approches qui font preuve d’une belle bigarrure – permet notamment de déjouer la fatigue attentionnelle que l’on pourrait rattacher à la lecture d’un livre de presque 400 pages, d’en aviver son expérience. De même, certaines lettres du glossaire ne comprennent qu’une seule entrée (« J » ou « O »), tandis que la lettre « C » en comprend vingt-et-une. Multiplicité et variation forment de la sorte les principes structurants de sa confection.

Une exploration tous azimuts

Co-dirigé par Yves Citton (qui est par ailleurs le contributeur avec, et de manière très nette, le plus d’entrées à son actif), Marie Lechner et Anthony Masure, l’ouvrage propose ainsi, à la fois depuis des points de vue théorico-conceptuels qu’à partir d’exemples concrets exposés et mis en mouvement, une exploration extrêmement stimulante et diversifiée des enjeux, problèmes, potentialités et expectances lié(e)s au numérique et à ses diverses sphères, et cela dans l’optique d’en désocculter les ancrages, fonctionnements, finalités ou défis. Cette exploration véritablement tous azimuts touche à de nombreux domaines : sociopolitique (de façon extrêmement marquée et transversale), technique et technologique (comme on peut s’y attendre), informationnel et communicationnel, institutionnel et juridique, éthique et philosophique, culturel et écologique, mais aussi – et pour s’en tenir à une dernière mention – psychologique (cf. entrées « Paranoïa » ou « Neurodiversité numérique »). Il représente avant tout un lieu de mise en discussion de la question numérique, des ambivalences qu’elle comporte (et parfois induit), en s’inscrivant dans une dynamique foncièrement polliniste – terme comprenant sa propre entrée dans le volume (voir p. 60) – qui généralement pousse à s’écarter des chemins déjà frayés. En tant qu’ensemble composite de contributions aux tons et portées très différentes, il s’adresse à un lectorat ayant la curiosité d’approfondir des problématiques remarquablement variées en lien avec le régime numérique, en ce compris ses dispositifs techniques et déterminants matériels effectifs. Son fil conducteur provient certes de la logique d’angle mort à éclairer, mais cette dernière est toutefois comprise de manière fort large et flexible, faisant en sorte que quelques entrées peuvent de prime abord étonner ou sembler n’être que très obliquement reliées à son sujet cible – là se révèle peut-être un des rares écueils du projet.

En entremêlant approche spéculative et approche empirique, le volume vise par conséquent à mettre à mal toute une série d’œillères entourant le numérique, de répondre à l’opacité épistémologique – notamment terminologique – dans laquelle il baigne pour la plupart des gens alors que, ubiquitaire, il infiltre l’ensemble des pans de nos existences. En effet, et ainsi que cela est souligné à de nombreuses reprises dans le livre,  il permet de nous connecter, de nous assister, de nous augmenter, mais également de nous surveiller et nous assujettir, suivant une « pénétration toujours plus étendue, précise et intense [liée aux] capacités de capture digitale de données et de computation au sein de nos milieux de vie » (p. 370). Sont dès lors brassés des concepts aussi variés que ceux d’asservissement machinique, de désobéissance technologique, d’inconscient technologique, de gouvernance algorithmique ou encore de viralité. Et, de manière notable, y sont en premier lieu mis à l’épreuve les imaginaires autant utopiques que (surtout) dystopiques — autant salutaires et porteurs d’espoir que méphitiques, voire funestes — rattachés aux pratiques, mécanismes et discours que recouvrent ou qui sous-tendent les diverses sphères du numérique, qu’une entrée explicite d’ailleurs en détail (voir pp. 225-235). La tension entre espace émancipatoire et lieu d’aliénation est bien au cœur de la mise à plat effectuée, au sein de laquelle le thème de l’intelligence artificielle et de ses multiples déclinaisons occupe par ailleurs une place centrale, prédominante.

Schéma représentant une vis avec plusieurs informations.
Une des illustrations liées à l’entrée Extractivisme.

Puissance reconfiguratrice

En lien avec le cœur de cible du Carnet de la Fabrique du numérique, on retiendra particulièrement les réflexions développées sur la reconfiguration de l’acte d’écriture en contexte numérique (e.a. entrée « Clavier (disparition et âge de l’input) »), sur des dispositions alternatives au régime du copyright (entrée « Copy-far-left ») ou des gabarits (templates) et de leur homogénéisation de l’expérience numérique (entrée « Design des angles morts (promesses, limites, bifurcations) »), mais aussi sur l’interopérabilité (pp. 255-256) ou les enjeux de maintenance et de préservation (pp. 271-272). Alors qu’y sont tout autant pointées les nouvelles modalités d’expression artistique et d’accès aux créations que permet le numérique (qui ouvre de nouveaux territoires pour les pratiques d’ordre artistique), c’est toute une série de considérations sur le design (comme « outil d’augmentation de l’expérience et des pratiques » [p. 233]) qui se révèlent particulièrement suggestives au sein du volume. Il importe également de signaler l’entrée « Algolittérature », développée sur quatre pages par Anaïs Berck, qui renvoie à une pratique d’exploration de « la perspective narrative des algorithmes d’apprentissage automatique » (p. 19) au départ de modèles computationnels implémentés, et qui est développée à partir de logiciels et de données libres de droits. Son but : faire se rencontrer deux langages, celui des algorithmes et du code avec celui de la littérature, en déplaçant la technique dans un contexte inusité pour produire « des récits et des textes du point de vue narratif de l’algorithme, du logiciel » (p. 20), où ces derniers n’ont pas pour visée première d’être optimalisés, mais bien plutôt d’être investis comme entités reconfiguratrices (du réel).

Première page de l’entrée Algolittérature.

Impossible, dans le cadre de cet exercice de survol critique du livre, de rendre compte de la pluralité des pistes et perspectives soulevées par ce substantiel projet éditorial pleinement interdisciplinaire, dont il convient de souligner l’ambition, et qui se fait in fine lui aussi entité reconfiguratrice de notre rapport au numérique à travers l’articulation réflexivement stimulatrice – démultipliée, partant, par les réfractions et enchevêtrements idéels aménagés – qu’opèrent sa centaine d’entrées. Pour conclure, si, comme l’atteste Anthony Masure, la bifurcation peut être comprise comme une expérience existentielle de premier ordre (voir pp. 118-119), alors Angles morts du numérique ubiquitaire, dont elle compose la dynamique processuelle maitresse, peut pleinement être qualifié d’ouvrage vivificateur.

Référence bibliographique

Yves Citton, Marie Lechner et Anthony Masure [dir.] (2023), Angles morts du numérique ubiquitaire – Un glossaire critique et amoureux, Paris, Les presses du réel, « Grande collection ArTeC », 400 p.

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