Gwen Catalá, Gwénaël Graindorge, est éditeur et travaille en numérique depuis de nombreuses années. Il a dirigé les éditions Publie.net de 2014 à 2016 après avoir collaboré avec François Bon depuis 2010. Il est aujourd’hui co-directeur des Presses de l’Écureuil.
Wix est un outil en ligne, pourrais-tu nous le présenter ?
Bien sûr. Wix est un outil de création de sites internet en HTML5 qui a été créé en 2006. Il permet de concevoir des sites quasi uniquement depuis une interface graphique. C’est-à-dire que le.a créateur.ice n’a pas nécessité de passer par du code HTML, CSS ou JavaScript pour créer un site enrichi d’animations, par exemple. L’outil, compatible avec tous les navigateurs récents, donne accès à la majorité de ses outils gratuitement. Seule une inscription est nécessaire pour débuter. Les fichiers, tels que les médias (images, photos, audio et vidéo), ne sont pas hébergés localement, sur la machine du créateur.ice. Tout passe par l’outil en ligne. S’il est possible de publier un site très complet sans payer, un système d’abonnement est disponible en fonction des besoins : boutique en ligne, offre d’abonnement à des contenus dématérialisés, téléchargement de fichiers, etc.
Par qui est-il créé ou maintenu ? Est-ce un logiciel libre ou propriétaire ? Est-ce que cela impacte ton rapport à l’outil ?
Wix est la propriété d’une société israélienne cotée au NASDAQ. Ses créateurs sont Avishai Abrahami, Nadav Abrahami et Giora Kaplan. L’application web est maintenue et mise à jour par la société de manière régulière. Un forum permet aux utilisateur.ices de remonter les problèmes, mais aussi de proposer de nouvelles fonctionnalités qui, et c’est assez original, sont soumises au vote de la communauté ! Ainsi, une fonction plébiscitée aura bien plus de chance d’être développée et implantée qu’une autre.
Comme dit plus tôt, Wix est un outil qui, même s’il peut être utilisé gratuitement, propose beaucoup de fonctionnalités payantes. Et bien que le site final soit basé sur des langages gratuits et libres (HTML, CSS, JavaScript), l’interface graphique, elle, reste la propriété de la société. C’est d’ailleurs l’un des problèmes qui peut se poser avant toute décision quant à l’utilisation de cet outil lorsqu’on souhaite débuter un projet web : en fonction de la durée de vie du projet, est-il utile de payer telle fonctionnalité (l’abonnement est majoritairement annuel) ? Car en cas d’arrêt de l’abonnement, il n’existe pas, à l’heure actuelle, d’outil de migration d’un site créé sur Wix vers une autre plateforme.
Et ce système démocratique de vote fonctionne ?
Assez bien, étonnamment. Par exemple, nous étions un certain nombre de créateur.ices à demander, depuis plusieurs mois, la possibilité de proposer un téléchargement gratuit depuis une boutique en ligne. En effet, auparavant, seuls des articles payants (je parle ici de fichiers dématérialisés proposés sur une boutique en ligne) étaient disponibles. S’il était possible de proposer tout type de téléchargement depuis un simple lien, un article gratuit, visible depuis un catalogue, n’était pas une possibilité offerte par Wix. En votant en masse pour cette fonctionnalité, celle-ci a donc pu être développée par la société qui était ainsi assurée de son utilité.
Tu l’utilises au quotidien, autant pour créer des sites de maisons d’édition que pour des créations ou des revues. Pourquoi choisis-tu cet outil ?
Wix offre une grande flexibilité graphique avec des outils qui pourraient se rapprocher, par exemple, de ce qu’offre la suite Adobe et pour la composition graphique visuelle (Photoshop et Illustrator) et pour la mise en page (InDesign). Sur des projets ne nécessitant pas forcément un développement lourd et contraignant en code CSS et/ou JavaScript, ce type d’interface visuelle What You See Is What You Get procure une grande liberté de création. On ne se concentre pas, ou très peu sur le code « dur » et son développement, mais sur l’expérience de navigation. C’est très appréciable ! Mon choix s’est également porté sur cet outil pour une question de temps de mise en œuvre. Bien que Wix propose une très grande variété de templates déjà pré-construits, partir d’une page blanche ne prend pas forcément plus de temps, et en à peine quelques heures, nous pouvons avoir un résultat très satisfaisant et parfaitement opérationnel.
Quel exemple de réalisations récentes aurais-tu envie de nous présenter ?
Parmi les derniers projets, nous pouvons par exemple parler du site des éditions Châtelet-Voltaire et de la revue Amplitudes, qui mixe un site assez classique d’une maison d’édition basée en France, dans le Grand Est (ancienne Alsace-Lorraine-Champagne Ardenne), et d’une revue cross média, papier, numérique et web.
L’idée de ce projet est venue avec le lancement, initialement en papier, de la revue semestrielle Amplitudes. Son créateur, Henri-Pierre Jeudy, souhaitait que cette revue dépasse les frontières de la région et trouve un public plus large. Nous avons donc imaginé un portage de l’édition papier en numérique, au format EPUB/MOBI et, très rapidement, l’envie d’une proposition web, entièrement accessible en ligne et gratuite, s’est imposée à nous. Dans un même temps, Henri-Pierre, qui ne disposait pas de site internet pour sa maison d’édition, désirait mettre en avant la richesse de son catalogue qui, lui, n’est disponible qu’en papier. Je lui ai donc proposé une formule hybride composée d’un site du type catalogue (une grille permet de visualiser quasi d’un seul tenant l’ensemble du catalogue, avant de passer à des fiches-livres permettant de trouver rapidement une librairie où commander l’ouvrage en question), ainsi que d’une partie consacrée à la revue.
Pour cette dernière, le travail fut bien plus important ! Et il est toujours en cours, puisque la revue paraît semestriellement. Le numéro 3 vient de paraître pour le printemps 2021.
Cette partie du site est assez riche, puisque l’idée initiale est de proposer l’intégralité de la revue, des textes et des images dans un mode de lecture adapté à tous les écrans. Ceux d’ordinateurs, avec un format majoritairement en mode paysage, autant que ceux sur appareils mobiles, qui imposent plutôt une visualisation en mode portrait.
Dans ce cas assez spécifique, la force de l’outil Wix est un véritable atout ! Une fois les éditions papier et numériques terminées, il ne reste qu’un temps assez court (généralement le temps d’impression de la revue) avant sa parution. La revue au format web devant être disponible en même temps que ses éditions papier et numérique, sa composition depuis une interface graphique permet un gain de temps et une efficacité dans la proposition web qui sont très appréciables !
Tu évoques le développement en ePub (format de livre numérique) de ces travaux. Comment fais-tu cohabiter ce format avec le web ? Comment cela s’imbrique-t-il dans ton travail ?
En réalité, tout dépend du projet. Et surtout, tout dépend de ce que l’on attend de la partie web. Bien évidemment, si celle-ci n’est qu’une simple visualisation, et/ou promotion d’un objet papier ou numérique, la prise en compte d’une proposition web sera totalement différente d’une expérience web originale.
Pour la revue Amplitudes, j’ai l’avantage d’être en charge de l’ensemble des éditions. Les textes des contributeur.ices me parviennent sous Word, et je compose chaque format depuis un même matériau. La direction artistique se trouve aussi grandement simplifiée. Une fois les lignes graphiques décidées, qu’il s’agisse du papier, de l’ePub ou de la version web, il me suffit d’adapter celles-ci aux contraintes du support. Je pense notamment au choix des polices de caractères, différentes sur papier et sur écran, aux résolutions des images, etc. Ce qui est intéressant avec cette revue, c’est que la proposition web, par sa gratuité et le fait qu’elle soit offerte dans son intégralité, est un excellent vecteur de promotion des éditions numériques et web. L’accès gratuit et intégral joue un rôle de proposition et aide à susciter le désir de possession de l’objet. C’est une forme de soutien à la revue.
Un autre projet important que tu as mené est ours.land, ici au Québec ! C’est un projet coordonné par Mahigan Lepage et regroupant des auteur.ices québécoises : Marie-Andrée Gill, Anna Lupien, Laure Morali, Seb Ménard et dont nous parlons dans ce carnet. Le lancement avait donné lieu à une exposition à l’espace Anteism pendant le FIL (festival international de Littérature à Montréal) en septembre 2019. Pourrais-tu nous raconter cette aventure ? L’as-tu également réalisé grâce à Wix ?
Oui ! Ce fut un très beau projet subventionné par le fonds Nouveau chapitre du Conseil des arts du Canada. Mon rôle était assez particulier au milieu de ce collectif d’artiste composé d’auteur.ices et de poètes où je n’étais pas un simple prestataire, mais créateur d’une proposition web. Concrètement, je n’ai pas écrit de texte, mais j’ai créé et composé cette expérience web à partir des contributions textuelles, visuelles, audio et vidéo du collectif. Notre désir était de ne surtout pas proposer un site web, je parle ici d’un site structuré de manière traditionnelle, avec un menu et une navigation page à page. J’ai donc imaginé des parcours de navigation issus des textes de chacune et chacun. Je ne souhaitais pas proposer de simples extraits choisis, ou donner « à voir » ce que l’on retrouverait dans la double édition papier parue chez Possibles Éditions, mais proposer une balade au travers de ces textes, telle discussion intime autour de cette figure de l’ours. De la même manière, je ne souhaitais pas effectuer une sélection arbitraire de fragments qui m’auraient simplement plu ou touché. Et c’est en cela que ce projet m’a réellement stimulé. Car avant même de passer à la création en tant que telle de cette expérience web, il y a eu tout un dialogue avec les artistes autour des fragments que je souhaitais proposer. Certaines de ces discussions sont allées assez loin dans le souci du détail. Je pense par exemple à tout le travail visuel qui a été fait avec Anna Lupien. Sa proposition différait du reste du collectif sur plusieurs aspects. Tout d’abord, elle n’était pas que textuelle, mais également visuelle, avec beaucoup de magnifiques photos du Nunavik, des interviews vidéo, et des textes bilingues français/inuktitut. Il a donc fallu être très attentif à ce que la police de caractère dédiée à l’inuktitut soit parfaitement compatible, et donc lisible. Pour donner un autre exemple du degré d’interaction entre Anna et moi, l’emplacement des maisons servant de menu de navigation secondaire. Dans ours.land, la navigation ne s’effectue pas depuis un menu, mais depuis des parcours reprenant visuellement le cheminement topographique effectué par chacun.e des artistes. Pour la proposition d’Anna Lupien, il s’agissait du village d’Ivujivik (insérer image village). Chaque maison représente une entrée de ce parcours, avec une série d’images. Lors de ma première proposition, je souhaitais reprendre à l’identique la disposition de chaque maison par rapport à son implantation réelle. Anna m’a donc fourni une carte topographique du village, et j’ai recréé cette implantation, maison par maison. Lorsque j’ai soumis cette idée à Anna, celle-ci a voulu aller plus loin encore dans ce mimétisme : la disposition de chaque maison était parfaite, mais l’orientation générale était inexacte par rapport au nord géographique. Ce n’était pas un caprice, loin de là ! Mais un réel souci de correspondance de l’existant et de l’humain, de respect envers les personnes qui avaient partagé leur quotidien avec l’artiste. Car cette expérience web leur est aussi destinée.
Géographiquement éloigné.es de Montréal, ielles pouvaient se retrouver au travers de cette proposition web. Et si le grand public, lui, ne pouvait connaître l’implantation réelle des maisons ainsi représentées, les habitant.es, elleux, auraient immédiatement relevé ce qui est tout sauf un point de détail : n’oublions pas qu’il s’agit de leurs maisons, de leurs lieux de vie et de leur intimité. Alors oui, s’il y a un élément dans nos interactions avec les artistes du collectif qui m’a marqué, c’est celui-là ; même si les échanges avec les autres artistes ont été tout aussi riches et stimulants.
Ce qui fut tout aussi intéressant, c’est de voir les réactions de ces dernier.es quant aux propositions de navigation inter-textuelles. En effet, s’il est possible de naviguer de fragment en fragment (de manière linéaire ou pas d’ailleurs) au sein de la proposition de Marie-Andrée, Laure, Mahigan ou Sébastien, j’ai ajouté un mode de navigation transverse qui relève plutôt de la suggestion : sur un fragment textuel, certains mots sont de taille différente par rapport au reste, ou apparaissent différemment, par exemple avec une animation CSS décalée, un floutage coloré sous-jacent, etc. Cette suggestion permet au.à la lecteur.ice de littéralement se transférer ailleurs. Cet ailleurs peut se trouver chez le.a même artiste autant que chez un.e autre ! En résulte une perte (temporaire) de repère. Nous ne savons plus qui parle. La personnification de l’artiste s’efface au profit du texte, du ressenti du.de la lecteur.ice et de l’appropriation qu’iel peut avoir du cheminement qu’iel se crée à chaque ajout de navigation. Avec ours.land, la proposition de ces chemins détournés et les discussions que cela a entraînées avec les artistes ont été aussi surprenantes qu’enrichissantes. C’était l’un de mes souhaits avec ce projet : surprendre, avec douceur, et apporter un effet d’entraînement dans cette proposition de navigation.
Pour répondre à ta seconde question (je pourrais parler de ce projet durant des heures !), oui, ours.land a été réalisé grâce à Wix. En réalité, aux prémisses du projet, l’expérience web devait être codée manuellement en HTML et CSS. Rien de ce que vous pouvez voir sur ours.land n’était impossible en codage « dur », c’est-à-dire sans l’appui d’un CMS ou d’un outil en ligne comme Wix. Mais puisqu’un tel projet nécessitait (et c’était notre souhait) une grande interaction avec les autres membres du collectif, je souhaitais ne pas les encombrer, ou plutôt, ne pas les perdre avec des considérations techniques. Personne ne veut m’entendre parler de code ! Aussi, Wix semblait une excellente solution pour se concentrer uniquement sur l’aspect graphique et la proposition de navigation. Surtout, cela m’a permis d’interagir avec le collectif en leur montrant très simplement et très rapidement un rendu fini au cours de nos discussions.
Pour finir, j’avoue que c’était aussi par jeu que j’ai préféré Wix à toute autre solution pour ours.land. Il suffit de se balader au sein des templates proposés pour voir que ce type d’outil n’a pas du tout été pensé pour ce genre de création. Par exemple, les capacités d’animation au sein de Wix sont assez nombreuses, mais pour la plupart, elles relèvent du gadget parfaitement inutile. Surtout, elles sont limitées dans leur capacité de superposition. Ours.land reposant en grande partie sur des effets d’apparition (apparition du texte, des éléments de navigation), je désirais voir jusqu’où je pouvais aller avec l’outil en détournant certaines de ses fonctionnalités.
Ces propositions sont effectivement de superbes outils de médiation ! As-tu des indices de résultat concret ? Sais-tu si ces œuvres sont utilisées ?
Oui, cela ouvre un sacré champ de possibles, je pense notamment en termes de création. J’aime l’idée que le web puisse porter d’autres propositions que des sites marchands, informatifs ou blogs avec d’autres outils que les CMS (content management system, ou système de gestion de contenu, en français) ou logiciels de codage.
En ce qui concerne les indices de résultat, on peut déjà se faire une idée de la fréquentation grâce aux outils statistiques embarqués dans Wix. Sur le site des éditions Châtelet-Voltaire, les pics sont plus importants au moment de la parution d’un nouveau numéro de la revue. S’agissant d’une maison d’édition régionale, la fréquentation demeure à une petite échelle, environ une centaine de visites mensuelles. Mais là n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est que le contenu soit disponible et accessible sur un temps long.
Pour ours.land, puisque le projet n’a pas nécessité de mise à jour de contenu ou de débugage, je n’en ai plus la gestion quotidienne qui est gérée par Mahigan Lepage. Mais chaque occasion d’évoquer le projet donne systématiquement une nouvelle visibilité, et cela se traduit par des visites. Et c’est bien cela, aussi, qui compte. Assurer la pérennité et la disponibilité de ces contenus est important, mais faire vivre ces projets en en parlant est tout aussi essentiel !
Amplitude et Oùrs sont des projets avec une part imprimée et une part numérique. Ces propositions entretiennent-elles un rapport homothétique – le contenu est semblable et simplement transposé d’un média à l’autre – ou y a-t-il une notion d’enrichissement ? Ce sont deux matérialités qui coexistent ?
Tout dépend du projet et de la définition même du rôle de la part numérique. Je suis un fervent défenseur du principe de la licence d’accès à une œuvre. Pour moi, lorsqu’on achète un livre papier, aussi beau soit-il, nous payons et pour l’objet et pour l’accès au texte. Cet accès devrait inclure, a minima, la ou les versions homothétiques interopérables. Alors oui, sur de l’homothétique, il est évident que l’objet papier aura notre préférence. Mais que ce soit pour des questions d’accessibilité (malvoyants, dyslexiques) ou simplement de praticité (envie ou besoin de balader sa bibliothèque), le numérique demeure un outil pratique. Mais si ce dernier va bien au-delà d’un simple portage homothétique, la première question à se poser est de savoir dans quelle mesure un enrichissement est-il pertinent. Qu’une œuvre soit par essence cross média (disponible sur plusieurs supports) me paraît indispensable aujourd’hui. Mais ajouter de l’enrichissement sans apporter une réelle plus-value à l’œuvre me semble superflu, voire contre-intuitif. Je trouve au contraire bien plus intéressant que la part numérique d’une œuvre soit un prolongement de l’édition papier, par exemple, ou propose (et l’ajout de médias prend tout son sens) une tout autre expérience de lecture.
Mais alors il faudrait, pour avoir accès à l’intégralité de l’œuvre avoir tous les supports ?
Et c’est là qu’entre en jeu la médiation ! C’est essentiel pour garantir que l’information quant à ces accès parvienne bien aux lecteur.ices. C’est d’ailleurs une approche éditoriale intéressante, surtout si l’on est sur un projet cross média. Chaque média doit aussi créer des ponts aux médias connexes et interconnecter le tout comme un ensemble cohérent. Pour Oùrs, le nom du site est présent en début et en fin d’ouvrage, avec une invitation à découvrir l’expérience web. Le livre photo d’Anna Lupien indique aussi clairement la disponibilité des vidéos sur ours.land. Et encore, nous ne sommes ici que sur de l’informatif : tel enrichissement est disponible à tel endroit. Il me semble que cette médiation à l’intérieur même des éditions d’une même œuvre doit devenir une réflexion nécessaire.
Ce serait donc le prochain gros chantier de réflexion, cette médiation de l’hybridité éditoriale ?
Clairement ! Car il n’est pas bien compliqué, depuis un ouvrage papier, de renvoyer vers un enrichissement numérique ou vers un site internet. Une URL suffit. Pour de l’audio ou de la vidéo, un code QR peut trouver sa place. Mais qu’en est-il pour un renvoi à une édition papier depuis un endroit donné d’une expérience web ? Je parlais juste de ponts, et c’est vraiment l’image de ce pont entre deux rives qui me vient. Il y a dans l’hybridité éditoriale un champ de création assez fabuleux, je trouve. Ces réflexions donnent vraiment à réfléchir sur la place et l’utilité du multisupport et de l’interopérabilité, par exemple.
Quelles formes aurais-tu en tête, techniquement, pour développer cela ? On a vu que les codes QR n’étaient pas très efficaces ni très gracieux…
Oui, un code QR n’est pas très esthétique. Mais il y a d’autres moyens pour utiliser l’appareil photo d’un smartphone pour accéder à une URL depuis une édition papier. Par exemple, par reconnaissance d’image (ou d’une mise en forme graphique). La question qui se pose est quelle expérience propose-t-on pour indiquer implicitement la présence d’un lien internet dans cette image, et dans quelle mesure cette même image apporte un enrichissement à l’expérience de navigation ou de lecture. Le véritable problème est de trouver des utilisations techniques qui procurent la même expérience, quel que soit le matériel utilisé. Pour la reconnaissance d’image, par exemple, l’appareil photo de votre smartphone ne va pas forcément avoir cette capacité. Cela implique donc un développement spécifique, soit depuis une application dédiée soit depuis le projet web associé au projet papier. Mais partant de là, quel est l’intérêt d’aller sur la partie web qui permet de déchiffrer depuis l’ouvrage papier l’URL renvoyant sur cette même partie web ? On frôle le non-sens. Je ne pense pas qu’il s’agisse réellement de défis techniques, mais plutôt d’une réelle pensée d’hybridité dans cette navigation cross média et d’articulation de l’ensemble du projet. De simples rappels graphiques pourraient par exemple prendre place dans la partie imprimée et la partie web. Avec une identification claire quant à leur utilité et leur cohérence dans l’expérience générale (qu’il s’agisse là encore de navigation ou de lecture), l’utilisation de ces appels visuels deviendra évidente tant sur le comment que le pourquoi.
Tu parlais de durée de vie des projets, c’est une question qui revient souvent en création numérique : combien de temps le support va tenir ? Va-t-il falloir le mettre à jour ? Quelle quantité de travail cela représente-t-il ? Comment vis-tu cela dans ta pratique ?
La pérennité est une question essentielle dans un projet numérique, et plus encore dans un projet web. Même lorsque l’on parle d’un projet clos, sans nécessité d’entretien ou de mises à jour du contenu, il faut garder en tête qu’un certain nombre d’éléments le constituant peuvent devenir obsolètes dans un futur plus ou moins proche.
Déjà se pose la question de l’hébergement, du nom de domaine. Sur Wix, même dans sa partie gratuite, nous restons dépendants de l’outil graphique proposé et de ses limitations. Par exemple, il n’est pas possible de créer un site contenant plus de 100 pages statiques. Et même si on a l’impression que ce nombre de pages est important, il peut rapidement être atteint ! Si l’on passe sur une formule payante, il faut réfléchir en amont sur la durée du projet. Est-on prêt à payer annuellement pour le maintien du site ?
Mais cette question se pose bien au-delà de Wix. Même sur un site fait main, j’entends par là créé directement en HTML et CSS, il faut payer un hébergeur, réserver un nom de domaine, éventuellement ses .net, .org, etc afin d’éviter le cybersquatting (qui consiste à enregistrer de manière abusive des noms de domaines proches de domaines déjà existants, afin d’induire les visiteurs en erreur, ou de revendre ces domaines à des prix prohibitifs). Il faut également vérifier que les liens externes sont toujours valides. Tout le monde est déjà tombé sur un lien qui n’amenait… nulle part. Soit parce que le site n’existe plus, ou que le site en question a changé l’URL. Ce sont une infinité de détails qui sont à contrôler régulièrement, mais au-delà, il y a une vraie question à se poser avant même d’écrire la moindre ligne de code : quelle durée est envisagée pour ce projet, et dans quelle mesure je veux dépendre de plateformes externes. Pour ne citer qu’un exemple : il y a peu de chances que Facebook disparaisse après-demain. Mais s’ils décident de changer certaines règles quant à leur connecteur (on utilise son compte Facebook pour se connecter à un site tiers), les prévisualisations de posts ou leur régie publicitaire, on peut se retrouver avec une expérience utilisateur déplorable, voire pire.
En ce qui me concerne, j’utilise Wix autant pour sa simplicité que pour cet aspect tout-en-un, notamment pour des boutiques en ligne. Mais je n’aurai aucun problème à utiliser Drupal, ou à partir d’une feuille blanche avec un simple fichier HTML et son CSS. La véritable question est plutôt : pour quel public, et quelle expérience souhaite-t-on offrir ? Partant de là, la notion de durée devient assez explicite et l’on peut définir tout ce qui en découle : la quantité de travail, le nombre de mises à jour et les frais que cela entraîne…
Pour un site codé à la main comme tu dis, il peut cependant rester des sauvegardes en local chez le.a créateur.ice, non ? Nous pourrions imaginer des zones-musée plus développées encore que ce que propose Internet Archive…
Ce serait purement génial ! Mais oui, il demeure la question des sauvegardes. Sont-elles en ligne, chez des opérateurs privés (et souvent payants), ou chez soi, soumises aux aléas matériels ? Il demeure toujours un questionnement entre un stockage en ligne, hors tracas personnel (un disque dur qui rend l’âme, une sauvegarde corrompue), mais avec le risque de voir des données stockées sur son site tombant entre de mauvaises mains (Facebook a eu des soucis de pertes de données, mais aussi Dropbox). Plus que le risque de se faire pirater – qu’aurait-on réellement à pirater sur ours.land ? –, il y a des questions plus légitimes sur les données, leur type et leur volume qu’un site peut récolter. Mais je m’égare. Pour en revenir aux zones-musée, c’est un vrai besoin dans cet Internet qui, jour après jour, se privatise et se segmente. Nos posts sur Facebook ne nous appartiennent pas. Bien sûr, il existe un outil d’archivage, mais il reste confidentiel et peu pratique. Si demain, Wix ferme ou si je décide de ne pas prolonger mon abonnement, mes contenus ne seront très certainement plus disponibles. Ou, si là aussi, un outil de transfert est mis en place, il demeure un risque important de se retrouver avec des fichiers pas ou peu exploitables, qui se retrouveront à leur tour stockés sur un disque dur, qui finira certainement par rendre l’âme, lui aussi. Ce sont souvent des situations similaires qui conduisent à la disparition de pans entiers d’Internet. Faute d’entretien, faute de sauvegarde et d’endroits où les sauvegarder. Internet Archive a le mérite d’exister et de proposer des instantanés, mais faut-il encore en faire la démarche ! Le moteur de recherche de Google permet d’accéder à certains sites dont il garde le cache, mais rien d’universel. Et bien entendu, lorsqu’il s’agit de contenus créés sur des plateformes propriétaires, ces outils ne permettent pas l’archivage.
On parle souvent de l’obsolescence de l’applicatif, mais c’est bien moins un carnage que sur le web. On peut critiquer Apple, mais une application créée pour son écosystème a une durée de vie assez importante, et surtout, les outils permettant de la maintenir à jour sont fournis. C’est ainsi que certaines des premières applications sorties en 2008 sont encore parfaitement opérationnelles en 2021, qu’il s’agisse d’appareils anciens ou récents.
Il me semble que par-delà le combat – justifié – sur la nécessaire neutralité du web, un espace d’archivage totalement ouvert et (surtout) non excluant est un enjeu primordial.