Gilles Col est angliciste, professeur de linguistique à l’université de Poitiers. Il est le directeur éditorial de la revue Corela, revue de linguistique en ligne.
Peux-tu nous présenter Corela ?
Corela est une revue de linguistique et de sciences du langage que j’ai créée il y a 20 ans. Elle est ouverte à tous les domaines de la linguistique : syntaxe, phonologie… Il y a des revues qui sont spécialisées dans chacun de ces domaines, sur les corpus. Je ne voulais pas ça, mais une revue qui fasse que tous les lecteur.ices puissent découvrir des domaines qu’ils ne connaissent pas. La diffusion et l’ouverture, c’était l’important.
J’ai choisi de créer Corela en revue entièrement numérique, à une époque où rien de tout cela n’existait véritablement. C’est la première raison ! La deuxième, c’était que dans la publication, à l’époque sur papier, on envoyait un article dont on était vachement content à une revue qui mettait un ou deux ans à le publier. Entre-temps, ce qu’on avait écrit et pensé avait commencé à vieillir : on était déjà passé à autre chose. Ça prenait beaucoup de temps. Un numéro de revue était tiré au maximum à 300 exemplaires et n’était distribué à peu près nulle part. Je caricature, mais c’est un peu ça.
La motivation pour cette revue, c’était de diffuser rapidement des travaux de recherche sous format numérique, accessible à tous, gratuitement, sans abonnement, sans l’obligation de se connecter et avec une diffusion la plus large possible. On s’est très vite rendu compte que cette motivation était partagée par beaucoup de lecteur.ices aussi ! On a des compteurs de connexion qui montrent que beaucoup de gens continuent à se connecter et à télécharger.
20 ans, en temps numérique, c’est un temps très long. Comment as-tu pu porter un projet purement numérique dans le monde universitaire ? C’est un gros mouvement !
Écoute, il y a 20 ans, j’étais un peu fou ! J’avais la volonté de faire des choses nouvelles. Surtout, ça s’est créé au sein d’une association de linguistes qui s’appelle le Cercle des Linguistes du Centre et de l’Ouest, lors d’un congrès que j’avais organisé à Rennes. Au moment d’une discussion, à la fin de l’événement, j’ai lancé l’idée. Les collègues plus âgés ont trouvé l’idée géniale et m’ont poussé à le faire. Alors je me suis lancé ! Il y avait un côté un peu provocateur : je dénonçais à la fois la lenteur des publications de l’époque et le fait que c’était toujours les mêmes collègues qui publiaient, dans les mêmes revues, revues qu’ils dirigeaient aussi… Ça me pesait ! J’avais envie de faire des choses et de les faire autrement !
Quand il a fallu créer la revue, j’étais à Tours et je me suis adressé à l’École d’ingénieurs en informatique (aujourd’hui «Polytech Tours»). Le projet a intéressé le directeur de l’école qui a mis des stagiaires de fin d’études sur le coup. Ils et elles ont réfléchi au site et en ont fait un, que j’ai trouvé peu maniable. Il y avait plein de couches pour, juste à la fin, produire un PDF et le mettre en ligne. Il était assez moche, haha. Ce n’était pas du tout agréable !
Mais c’était le tout début. On avait fait plein de réunions, on discutait, c’était vraiment chouette. Après, le CLEO a été créé au CNRS. Du moins, ils ont lancé l’idée du numérique, et Lodel est apparu assez rapidement. On a migré sous Lodel et c’est devenu beaucoup plus simple, même si au départ, c’était un peu archaïque.
Tu pourrais peut-être nous présenter Lodel, nous expliquer ce qu’est cet outil?
Je ne sais plus quand c’est apparu [NDLR en 2000]. Le premier numéro de la revue a paru en 2001, et l’on a dû passer sous Lodel en 2003-2004. Lodel, ça veut dire Logiciel d’édition en ligne. C’est un logiciel qui se veut simple d’utilisation et qui l’est. On l’installe sous Word et ça donne un modèle de fichiers dans lequel on remplit les différents champs. C’est une feuille de style dynamique super simple, avec des champs « résumé », « abstract », « titre », « texte », des choses comme ça. La mise en forme est très simple pour les exemples, les citations, les titres, etc. C’est du balisage, finalement. Ça permet de naviguer, de créer du HTML qui correspond à l’article. Il y a des formations pour Lodel, faites par le CLEO.
N’étant pas du tout informaticien, j’ai trouvé que c’était simple. Il y a aujourd’hui un mouvement du papier vers le numérique. Corela se distingue des autres revues cependant, car elle a commencé entièrement en numérique, elle est réellement native du web. J’ai toujours connu Lodel, et j’ai été dans les premiers à être formé à l’outil, justement parce que mon projet était de faire du 100 % numérique dès le départ.
Maintenant, il y a beaucoup de revues papier qui souhaitent devenir numériques, et tout simplement, beaucoup de revues qui naissent. Rien qu’au centre d’études médiévales, à Poitiers, il y en a deux qui viennent d’être créées ! Il y a du monde : il y a plus de 500 revues maintenant sous OpenEdition.
Lodel, c’est lié à OpenEdition, que tu viens de mentionner. Pourrais-tu nous parler de cette immense organisation qui, entre autres, héberge des revues ?
Je ne suis pas le mieux placé pour en parler (je suis seulement un « usager » d’OpenEdition). OpenEdition est un portail de publication en sciences humaines et sociales créé par le CLEO (Centre pour l’édition électronique ouverte), centre spécialisé dans le domaine de l’édition électronique associant le CNRS, l’EHESS, l’Université d’Aix-Marseille et l’Université d’Avignon. Au moment de la création du CLEO, c’était assez modeste. Puis, ça s’est amplifié et beaucoup développé. Il y a une partie revues, OpenEdition journals, portail spécialisé en lettres, sciences humaines et sciences sociales, et une partie publication d’ouvrages qui sont — pour l’instant en tout cas — des republications d’ouvrages qui ont été publiés dans des maisons d’édition papier et qui sont maintenant rendus accessibles sur OpenEdition sous le portail d’OpenEdition Books.
Tu disais que c’était très important d’avoir une revue facilement accessible, gratuite. C’est de l’accès libre en soi, quelle place cela prend pour toi ?
L’accès libre ou open acess, c’est fondamental et j’aimerais que ce soit plus valorisé, franchement ! Pour le dire autrement, l’open access est valorisé, mais il faut monter de gros projets ronflants pour pouvoir dire que ça en est. Pour la petite histoire, Corela a commencé avec zéro centime et quand plus tard j’ai demandé une aide financière au CNRS, on m’a dit « non » parce que je ne suis pas lié à une unité mixte de recherche (UMR) du CNRS. Donc le libre accès, c’est quand même un truc de luxe, pour l’instant en tout cas. J’aimerais bien que ce soit plus répandu et plus valorisé.
Si on prend le cas de Corela, qui privilégie totalement le libre accès, on n’a pour l’instant aucun personnel à l’Université de Poitiers qui nous aide à mettre en ligne (des démarches sont en cours) ! Et d’autres revues sont dans la même situation que nous… Donc on ne peut pas dire que l’open acess est valorisé. Je ne voudrais pas que ce le soit pour de mauvaises raisons non plus : publier en ligne ne coûte rien, donc comme ça on fait le boulot sans payer personne. La vraie raison qui est à l’origine de Corela, c’est que les publications étaient réservées à une élite ! Je voulais que tout le monde publie ! Et, par ailleurs, que l’on publie vite, car un article de linguistique ou un article de science en général a une durée de vie qui n’est quand même pas très longue, alors si l’on met trois ans à publier un texte, ça n’a plus de sens. Ce ne sont que des étapes dans une démarche scientifique longue.
Par exemple, j’ai un chapitre dans un livre qui va paraître dans une grosse maison d’édition, et ça fait quatre ans que c’est en cours… Ce que j’ai dit dans ce chapitre est déjà un peu passé ou en tout cas, je n’exposerais pas les choses de la même façon aujourd’hui.
Au-delà de cette valorisation institutionnelle, c’est quand même une position militante ! Et un engagement au niveau des étudiant.es, car ce sont souvent les jeunes chercheur.es qui ont le moins d’accès à la publication. Cela a-t-il changé ?
Sur le plan scientifique, en linguistique — et je pense que c’est pareil en littérature —, il y a des évolutions réelles qui ont eu lieu dans les deux dernières décennies. C’est une discipline qui a évolué vers de la pluridisciplinarité, sur les données qu’elle étudie, qu’elle observe. On est passé de l’étude de la grammaire sur des textes écrits à celle de l’oral, de la prosodie du dialogue, à l’intégration de la multimodalité, à l’intégration de la vidéo, des images, des gestes. Avec tout ça, les revues papier étaient totalement dépassées. Si l’on met trois photos dans un article, ça coûte cher. Sur le net, sur Corela par exemple, ça ne coûte pas plus cher que de publier du texte !
Je pense que l’accessibilité à des travaux qui n’étaient pas diffusés au grand public a fait évoluer les travaux eux-mêmes, comme l’analyse de discours ou la multimodalité et les interactions orales. L’étude de ces dernières date des années 80-90, mais il y a eu toute une évolution de ces recherches. L’édition numérique contribue ainsi à la fois à faire évoluer la diffusion du savoir, mais aussi le savoir lui-même, qu’on a d’une certaine façon reforgé.
À présent, le côté militant : allons vers de nouveaux observables, de nouvelles méthodologies, de nouveaux dialogues scientifiques. Je travaille personnellement beaucoup avec des psychologues qui n’ont pas du tout l’habitude de publier dans des publications en ligne. Ils ont des standards de publications papier très rigoureux, qu’ils ne dépassent pas souvent. Les revues en ligne sont l’occasion pour eux de publications un peu « alternatives » et de sortie de leur champ habituel de recherche. Donc oui, on continue de publier des travaux de jeunes chercheurs, mais aussi des travaux davantage pluridisciplinaires.
Tu as fondé la revue, tu es responsable des publications. Qu’est-ce que tu pourrais nous partager de cette expérience de revue scientifique et particulièrement numérique ?
Je travaille avec des gens que j’aime bien. Je m’entoure de gens sur qui je peux compter, et avec qui je peux partager des choses facilement. Je coordonne deux lignes éditoriales différentes, l’une dite « régulière » qui publie des numéros non thématiques à partir des articles soumis « à la volée » à la revue. Ça aussi, c’était une nouveauté dans les publications : valoriser les numéros varia qui permettent à plus d’auteurs de publier. Nous, on joue le jeu, depuis le début de Corela, d’accueillir toute forme de soumissions d’articles, qu’on publie dans un volume divisé en deux numéros, en juin et en décembre. Au bout de pas mal d’années, j’ai délégué ces deux numéros-là à deux collègues, à Rennes et à Tours. Ils reçoivent donc des articles, et ils s’occupent de faire relire les papiers et d’organiser le travail éditorial. J’ai gardé pour moi la ligne des numéros dits « hors-séries », qui sont des volumes thématiques, des gros volumes qu’on me soumet et qui contiennent une dizaine d’articles, un projet, un comité scientifique. Mon travail, c’est de faire expertiser ces volumes et de dialoguer avec les responsables scientifiques. Ça prend du temps, mais j’arrive à donner du travail à plein de gens différents pour publier tout cela régulièrement. La régularité est importante.
Tu évoquais le travail éditorial, plongeons dedans !
Oui ! C’est important d’expliquer comment on fonctionne. On met trois mois pour faire un numéro non thématique. On reçoit les articles, ils sont évalués en un mois, puis on reçoit les versions corrigées, définitives, un mois plus tard. La publication est assez rapide, il n’y a pas de délai de publication à partir de là; à part la mise en forme des articles et la mise en ligne qui prend une semaine, deux maximum. Mais pas un an comme dans les revues papier ! Le calendrier est super important ! Quand on a un résultat de recherche, c’est bien de ne pas attendre trop longtemps pour qu’il soit publié. Sans plaisanter, j’ai participé une fois à un colloque en 2003 et le volume a été publié en 2013 ! Entre-temps, je l’avais publié ailleurs, dans une autre revue. Ce n’est pas acceptable. Ce ne sont — encore une fois — que des articles scientifiques, ce n’est pas l’œuvre d’une vie, un roman qui t’engage les tripes. C’est juste une étape dans le travail quotidien. C’est banal, d’une certaine façon.
Sur la part concrète de ce travail, l’évaluation est au cœur du travail scientifique. Qu’en est-il pour Corela ?
On est une revue avec comité et évaluation en double aveugle, c’est-à-dire qu’il y a toujours deux relecteurs pour un article soumis. Les relecteur.ices sont des collègues que l’on contacte. Soit des collègues qui sont dans un ensemble de gens avec qui l’on travaille régulièrement, soit des gens qui sont dans le comité scientifique de la revue. En tout cas, des collègues compétents en fonction du thème de l’article. De plus, ce sont des gens en qui l’on a confiance. Ça fait beaucoup de paramètres pour choisir correctement. On leur donne à lire cette proposition de publication. On a une grille de lecture, comme dans toute revue classique. Ça, pour le coup, ça n’a pas beaucoup changé. En fonction des résultats de l’évaluation, soit l’article est publiable en l’état, soit il l’est moyennant des modifications, soit il est rejeté parce qu’il est hors sujet ou il y a trop à refaire… Dans ce cas, on dit qu’il faudra une refonte de tout l’article et l’on invite les auteur.ices à soumettre à nouveau pour le prochain numéro.
Pour les numéros thématiques, ce sont souvent des actes de colloques ou de journées d’étude. Il y a une dizaine d’articles, avec un appel à communication en amont, et un comité scientifique qui a évalué les exposés et ensuite les articles. Il y a déjà eu un gros travail d’évaluation qu’on ne fait pas directement. On évalue alors sur le plan purement éditorial la cohérence du volume entier. On regarde aussi les articles, quand même ! Mais on n’a jamais réellement rejeté un volume thématique justement parce qu’il y a déjà un gros travail de l’évaluation qui est fait en amont. On peut néanmoins être amené à modifier pas mal l’organisation des numéros thématiques pour que le volume soit plus lisible, malgré le fait que sur le web tout est lisible. C’est ce à quoi l’on veille, en particulier.
Après l’évaluation, comment ça se passe ?
La partie technique, c’est le deuxième volet de la préparation du volume. Pour les articles qu’on reçoit, on demande aux auteur.ices un texte quasiment brut : aucune mise en forme, puisqu’on va tout casser pour l’ajuster à la nôtre. Mais ils ne peuvent pas s’empêcher de faire des trucs : des numérotations automatiques, des gras, tout ça. Il faut éliminer ces « scories », et ça prend du temps. Une fois que l’article est dépouillé de ses oripeaux, on le passe sous Lodel, on le met dans la feuille de style. On style les métadonnées, tous les champs, les mots-clés, les résumés, puis le texte lui-même : les titres, la bibliographie, les annexes. On fait le balisage pour que l’article soit prêt à être mis en ligne. On met en ligne le volume et une fois que c’est sur le site, on diffuse et on l’annonce.
Dans tout ce que je viens de citer comme processus, tu remarqueras qu’il n’y a rien, ou quasi, d’automatique. Il y a des revues où la relecture est déléguée à une plateforme où les relecteur.ices vont chercher leur article sur la plateforme. Tout ça, ce sont des formulaires en lignes, alors que nous, on a gardé un lien avec les auteur.ices. C’est peut-être un peu archaïque, mais tant pis. On leur écrit, on échange vraiment entre auteur.ices-relecteur.ices et nous. Il y a un vrai dialogue qui n’a pas forcément lieu dans les grosses revues numériques d’aujourd’hui. Je préfère encore garder ça ! On reste une petite revue, on couvre un champ scientifique quand même limité. Pareil pour la diffusion, les grandes diffusent automatiquement, ils ont des robots. Moi, je fais des mails, j’envoie sur des listes de messagerie en disant qu’on a publié ceci ou cela, avec les liens dans le message pour que les gens aillent voir les articles directement.
Sur la diffusion, au-delà du contact aux premiers lecteurs des gens proches de la revue, qu’est-ce qui est mis en place ?
La revue est référencée en fait sur pas mal d’annuaires, DEAJ, WorldCat, etc. Ce sont des plateformes qui référencent les différentes revues et à chaque fois qu’un nouveau numéro sort, elles le mettent en avant. Notamment sur Fabula, sur Calenda, sur des sites comme ça. C’est automatique, via OpenEdition. Nous, ce qu’on fait, ce sont des annonces de publication aux collègues, sur des listes de messagerie professionnelles. C’est manuel et un peu archaïque. Normalement, vu le support que c’est, ça devrait être plus automatisé, mais bon…
En revanche, pour ce qui est des lecteur.ices, on n’a pas de clavardage et la revue n’est pas sur les réseaux sociaux. Peut-être un jour… mais ça demande un suivi, il faut s’en occuper. Et je n’ai pas trop le temps.
Donc au final la diffusion est assez légère, c’est vrai que Corelaest une « petite » revue. Quelle est sa place dans le monde universitaire ? Comment celle-ci s’est-elle construite ?
C’est artisanal !
C’est ça que j’aime bien, c’est ce que je voulais faire. Je ne suis pas quelqu’un de grosse structure, je m’y sens vite perdu. J’aime bien par exemple les petites équipes de recherche. On se connaît tous très bien, ça permet de travailler vraiment. Il y a une sorte de paradoxe avec l’idée de revue en ligne accessible à tout le monde… Pour ce qui de sa place, et à juger par les bibliographies d’ouvrages, d’articles ou de thèses, je me rends compte qu’il y a de plus en plus d’articles cités qui viennent de Corela. Cette année, j’ai fait passer deux thèses et chacune contenait plusieurs citations d’articles publiés dans Corela ! Elle est vraiment diffusée !
À la base, je suis angliciste, je m’adressais surtout à mes collègues. En France, on n’est pas très nombreux, 200 maximum. Donc c’est clair que ce n’est pas que des anglicistes qui lisent Corela, il y a aussi beaucoup de linguistes francophones. Il y avait un besoin et visiblement, on a répondu à quelque chose ! À l’époque où on l’a fait, il y avait une seule autre revue de linguistique numérique, qui était à Aix-en-Provence : Marges linguistiques, qui faisait du PDF en ligne, et qui était financée par le CNRS au début. Avec de gros noms de la linguistique. Et ça s’est cassé la figure en deux, trois ans. La personne qui s’en occupait, toute seule, a jeté l’éponge et la revue a disparu. On est pas très nombreux, nous, mais on arrive à tenir. On a occupé le terrain à un moment donné. Il y a plein d’autres revues qui fonctionnent très bien, mais qui sont plus thématiques, comme la revue Lexique à Lille, ou la revue Discours, Corpus, etc. Nous, on est généralistes, c’est très important. Sur le plan militant, c’est important.
Pourquoi est-ce si important d’être généralistes ?
Dans le dernier numéro qui est en ligne, on a de la sémantique, de l’analyse du discours, de l’interactionnalité, un article de syntaxe… Il y a plein de choses différentes, sur différentes langues aussi. Si je me mets dans une position de lecteur et que je tombe sur l’article que je cherche, je trouve aussi le volume entier et je vois qu’il y a d’autres choses en lien. Le support permet de rendre accessibles plein de choses. Un peu par accident peut-être, mais c’est la navigation sur le web ! On fait tous ça en scrollant sur des écrans, il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas le faire dans une revue. Ce n’est pas un magazine non plus. C’est une revue scientifique, mais il faut que ce soit ouvert, surtout au niveau des langues. Il y a plus de 7000 langues dans le monde, il n’y a pas 7000 revues qui parlent de chacune. Il n’y a pas de revue spécialisée dans le quechua par exemple, ou le palikur (parlé en Guyane), c’est dommage ! Dans le dernier numéro il y a un article sur le peul, par exemple. Il y a des langues qui sont généralement sous-représentées dans les publications scientifiques et qui ont leur place dans Corela. On publie aussi beaucoup d’auteurs francophones d’Afrique, parce qu’il n’y a pas le même écosystème de revues là-bas. Il y a plein de doctorant.es qui ont besoin de publier. On leur demande de publier pour une soutenance, pour avoir un postdoc ou autres, il n’y a pas de place pour eux a priori ! À part faire acte de soumission et d’aller dans des colloques ennuyeux… et peut-être avoir une chance d’être publié.e si tu es bien sage…
La nécessité de publier est encore une autre problématique…
Oui, mais des revues comme la nôtre, c’est une des solutions. On a publié des actes de journées d’étude des doctorant.es de Paris 3, de gros volumes d’ailleurs, assez compliqués à monter, mais on l’a fait ! Si ce n’était pas nous, personne n’aurait investi dans ce genre de chose. On l’a fait deux ou trois fois.
Sur l’enjeu des langues, tu parlais de la représentation des langues et de leur diversité. Corela est francophone, il y a quelques articles en anglais. Y a-t-il d’autres langues ?
On a fait le choix de publier en français. Je ne suis pas un défenseur de la langue française, je suis angliciste ! Mais je défends la francophonie. Ce n’est pas pareil, c’est beaucoup plus dynamique et intéressant à mon sens. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il y avait quelque chose d’assez jouissif d’avoir une revue totalement accessible sur le web et de publier en français. Tout en étant officiellement une revue où l’on peut publier en anglais. Il y a de grands noms, comme Langacker, qu’on a publié en anglais. J’en suis très content. Mais on peut le faire ! Officiellement, c’est possible. Je ne pousse pas à publier en anglais, pas plus qu’en français, d’ailleurs, mais je suis très content que la revue soit très lue et très diffusée. Quand je regarde les pays d’origine des personnes qui lisent la revue, c’est le monde entier ! Tous les groupes linguistiques sont représentés : anglophone, arabophone, russophone, etc. Il y a des gens qui savent lire le français partout, il suffit d’aller les chercher. Ne pas se contenter de se dire qu’il faut être publié en anglais pour être diffusé, car il suffit d’avoir le bon support !
La seconde chose, c’est que la francophonie est passionnante dans ce cadre-là !
C’est super important ! Bien plus que la défense du français de l’Académie. La francophonie, c’est le français véhiculaire, un peu en Europe, un peu en Amérique ou en Afrique, c’est formidable ! C’est beaucoup plus intéressant. Il y a quand même moyen de diffuser sur le plan international des travaux de recherche de sciences humaines en français.
C’est quelque chose que tu fais vivre dans la revue, cette diversité de la francophonie ?
Je n’y fais pas vraiment attention. Tant que l’article passe l’évaluation et qu’on le comprend, c’est bon ! J’espère par ailleurs que le français évolue. Je vais dire une évidence, mais le français est forcément en contact avec d’autres langues, et j’aime bien ce côté contact et échange entre les langues, y compris dans la science. La défense d’une langue en tant que telle, ça pose problème. Pour l’anglais, la question ne se pose pas de la même façon que pour le français de toute façon. Et ce n’est pas le rôle de Corela de le faire, en fait. Ceci dit, défendre une langue, ça veut déjà dire qu’elle est menacée… Mais quand on y réfléchit, ce n’est jamais la langue qui est menacée, ça peut être les locuteurs ou l’économie du pays. Une langue ne meurt pas. Ses locuteurs, oui. Il y a des langues qui naissent, aussi. On en découvre parfois de nouvelles — certes pas tous les jours, c’est un gros travail —, notamment en Indonésie où il y a encore des vallées très profondes avec des populations qui vivent quasiment en autarcie.
Comment verrais-tu la suite pour la revue ?
La revue telle qu’elle est me plaît beaucoup, mais je suis insatisfait sur un point. Je m’attendais à établir un vrai dialogue avec les auteur.ices. On ne publie pas au fil de l’eau, c’est ingérable ça. Au départ, je pensais accompagner les articles par des discussions entre l’auteur.ice et les différents relecteur.ices. Un peu comme dans Behavioural and Brain Sciences, où l’échange est publié aussi : l’article fait 10 pages et cette conversation fait 40 pages environ. Ça, c’est génial ! Tout cet historique de la réflexion, j’aurais bien aimé le reproduire en format numérique. Je n’ai pas encore réussi. Un article est publié, c’est super, mais on n’a pas encore tenté — je n’ai pas eu le temps, peut-être que ça arrivera — de publier l’échange qui va avec ou d’attendre un échange une fois la publication faite. Un peu comme des commentaires, mais constructifs et animés. Je pense que les revues natives du web d’aujourd’hui devraient viser ça.
On en a plus l’expérience sur des événements. Ça a eu lieu sur le colloque « Études du livre au XXIe siècle », organisé par le laboratoire ExSitu ! C’est une vraie question, la conversation, qui est aussi à la base de la démarche scientifique normalement, mais qui est souvent invisibilisée.
Oui ! Il y a des échanges classiques lors de l’évaluation, via les rapports échangés. Ce n’est pas hyper interactif ! Or, on a un support qui peut être très interactif ! C’est une question de culture aussi, d’usage du web. C’est quand même très statique, le web. Quand, par exemple, on modélise un réseau social par un réseau de neurones, on constate que les échanges se font seulement jusqu’à six nœuds, ce n’est pas beaucoup. On reproduit nos contacts humains individuels sur le web, qui pourtant devrait pouvoir être beaucoup plus vastes. Une revue numérique a des limites aussi, surtout des revues comme la nôtre, «assez classique» malgré tout. Je veux dire qu’on fonctionne de manière classique, avec les relectures, le comité, etc. Le fonctionnement n’est pas hyper original. À part des revues très financées qui ont les moyens de faire autre chose parce qu’elles ont du personnel qui peut animer des choses, mais je ne sais pas si ça existe, en fait. Il faudrait redynamiser tout ça !
Tu parlais de l’évolution de ce qu’il était possible de présenter. Les colloques vont de plus en plus vers une multiplicité entre captations vidéo, textuelles, d’ouverture à d’autres médias. C’est une question liée aussi à la valorisation de la recherche qui peut ou pourrait se faire autrement que par la publication d’articles scientifiques, par des discussions des contributions qui viennent enrichir des démarches de chercheur.es. Est-ce que c’est un questionnement pour toi ?
Oui absolument. Je pousse par exemple les collègues qui étudient la langue des signes, où les gestes sont très importants, à faire des captations vidéo. Je les pousse à mettre en ligne des extraits vidéos intégrés dans leurs articles et ça marche très bien. Autre exemple, le volume sur le textiel (Corela HS 33: https://doi.org/10.4000/corela.11734), il y avait pas mal de visuels, j’en étais très content. Mais il faut bien voir qu’il y a un truc qui se passe : on est évalués par des gens qui ont une grille de lecture, qui attendent qu’on publie dans tel type de revues, indexées sur telle chose, etc. Les collègues, surtout les jeunes collègues, ont moins de latitudes que j’ai pu en avoir. Il faut faire ce qu’il faut pour survivre dans le système. On se dirige vers une forme de précarité prolongée. Moi, je n’ai pas connu ça, j’étais libre de faire Corela ! Mais pour eux, c’est plus difficile de faire autre chose. Ils ne vont pas faire une vidéo, écrire un article sous forme de BD, des choses comme ça, parce qu’ils seront déconsidérés, ou du moins leur dossier scientifique ne sera pas pris au sérieux. Là, je suis bloqué, je ne peux pas pousser n’importe qui à exploser le cadre traditionnel d’un article scientifique sans le mettre en danger. Je ne suis pas en danger, la revue non plus. Tu vois, on est pris entre deux étaux. Et justement ! On a tout intérêt à faire des recherches sur le texte numérique scientifique. Il faudrait faire des recherches sur comment on lit les textes de recherche scientifique numériques, quel est notre comportement de lecteur, qu’est-ce qu’on recherche, qu’est-ce qu’on cherche et qu’est-ce qu’on trouve. Et de l’autre côté, comment un auteur qui destine son texte à une revue numérique pense-t-il à ça et l’intègre-t-il dans son écriture scientifique. Voire quels conseils peut-on donner aux auteur.ices. C’est cette double évolution du rapport entre l’auteur.ice, le.la lecteur.ice et le texte scientifique numérique que j’aimerais bien étudier davantage ! Je n’en aurai peut-être pas le temps dans ma carrière, mais cela devrait être développé, analysé, observé pour tirer des enseignements de tout ça. Sinon, on va reproduire du papier sous forme numérique d’un côté, et de l’autre, les auteur.ices plus aventurier.ères vont vouloir faire des trucs géniaux, mais qui vont être critiqués par les tenants du pouvoir scientifique. On va rester sur nos positions, j’ai peur de ça.
Au-delà de cette norme institutionnelle, s’il n’y a pas d’autres formes qui existent, elles ne seront jamais validées. Si l’on ne les fait pas exister d’abord, elles ne seront pas validées, c’est un cercle vicieux. Y aurait-il une recherche formelle qui pourrait venir nourrir ces propositions ?
Je pense que ça vaudrait le coup d’y réfléchir et de tenter quelque chose, oui. Je rêvais, par exemple, que dans le texte d’un article de phonétique, en plus de la transcription phonétique, on entende le son. Rien que ça ! Qu’on ait les fichiers son des transcriptions. Mais il n’y a pas que ça ! Je prends l’exemple des recherches effectuées dans un cadre théorique comme la théorie des espaces mentaux de Gilles Fauconnier, qui est une théorie très dynamique qui essaie de montrer comment le sens se construit en temps réel. Ce que j’aimerais bien, c’est qu’il y ait un moyen dynamique, je ne sais pas sous quelle forme, de visualiser cette construction. À l’heure actuelle, les articles publiés dans ce cadre contiennent des schémas statiques avec des patates et des flèches en PowerPoint, mais il y a sans doute plus à faire. On pourrait visualiser d’une autre façon. Ce n’est pas de la vidéo à proprement parler, c’est une forme d’objet dynamique. On manque à mon sens beaucoup de dynamisme en linguistique. Et des publications dynamiques pourraient montrer l’explosion du sens, l’émergence d’un son, etc. Je pense que c’est possible en réfléchissant bien, et le format numérique pourrait le faire. Aujourd’hui, on sait qu’on peut mettre en ligne des articles, on en voit les avantages, on pousse à le faire (sans moyen, mais ça, ce n’est pas grave…). Mais il y a la suite ! Qu’est-ce qu’on fait une fois qu’on sait faire ça ? Il faut faire changer le mode de réflexion scientifique en même temps que le support.
C’est la problématique des humanités numériques au sens large, qui cherchent à construire des outils numériques pour visualiser des données et les exploiter.
En France, j’ai l’impression que le but est d’avoir des données. Des données ouvertes (open data), à la rigueur. Mais pas encore de les manipuler. J’ai peur que ce but-là, ce ne soit pas encore ça… J’ai le sentiment que certaines formations, comme les masters, sont tournées vers le numérique pour appâter des étudiant.es, que les responsables de ces formations pensent aussi rentabilité et à comment faire de la science à bon marché en fusionnant si possible les disciplines dans le numérique. Je ne trouve pas cela palpitant. Numériser Balzac et faire des recherches sur ces corpus une fois numérisés a surement un aspect patrimonial et scientifique : étudier ces œuvres d’une autre façon. Cette méthode peut même montrer de nouvelles choses, bien sûr. L’informatique sert à ça. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt comment penser autrement. Tu peux montrer des données dans tous les sens, certains chercheurs vont toujours voir les mêmes choses, sans remarquer les différentes facettes. C’est plus dans l’esprit de la recherche, dans l’esprit du chercheur.e plus que pour les outils, que ça doit évoluer.
C’est la job ! On dirait qu’il y a un blocage institutionnel, on y revient, alors que comme tu le disais, Corela s’est construit en marge de ça !
Je suis très d’accord avec toi. Mais si Corela s’est construit comme ça, c’est aussi parce que je ne me suis pas trop préoccupé de ma carrière, de savoir si je faisais des bêtises ou pas. Il fallait que je m’amuse, que ça me plaise ! Corela, c’était ça ! Maintenant, je suis inquiet pour mes doctorant.es, inquiet de savoir ce qu’iels vont faire de leurs thèses après. Il faudrait presque travailler à côté de la fac, et faire de la recherche pour le plaisir. Mais pour beaucoup, il faut que la thèse rentre dans le système, il faut trouver un travail à un moment, donc faire une thèse dans les normes. Tant qu’on en sera là, ça va bloquer beaucoup de choses.
Il y a ce côté qu’on ne sait pas ce qui va payer plus tard ! Ce qui va falloir faire au final. Si l’on fait ce qu’on attend déjà, on ne répond sans doute pas à ce qui sera nécessaire dans quelques années…
Clairement, je suis d’accord avec toi ! Au Québec, ce sont des thèses enracinées dans les individus bien plus fortement qu’en France ! Il y a une demande assez différente. Il me semble que les vécus sont très différents, entre un chercheur et son objet. Une distance reste à trouver.