Page couverture du Livre Intermediate Horizons. On y distingue des circuits d'ordinateurs découpés dans la forme d'un visage de profil.

Intermediate Horizons est un ouvrage publié aux Presses de l’université du Wisconsin, édité par Mark Vareschi et Heather Wacha. Le livre, inscrit dans la collection « The History of Print and Digital Culture », rassemble des textes de nombreux.ses chercheur.ses dans les domaines des études du livre et des humanités numériques. Cette collection d’essais rend compte des croisements entre ces disciplines afin de montrer le potentiel des études livresques et de donner un portrait du contexte social de ce domaine d’études. Même si les textes recueillis dans l’ouvrage abordent des aspects complètement différents de ce croisement disciplinaire (on passe des méthodes de classification de bases de données au contexte éditorial des manuels scolaires, par exemple), certaines notions sous-tendent l’ensemble des essais. 

Ainsi, la notion d’intermédiation, développée par Ted Striphas, définit la perspective commune des chercheur.ses de l’ouvrage. Selon une perspective intermédiatique, les médias sont toujours inscrits dans un contexte historique, ils ne devraient pas être étudiés séparément les uns des autres, et ils entrent en relation les uns avec les autres par le biais de contextes ou de besoins sociohistoriques. En ce sens, les essais de ce livre utilisent une perspective intermédiatique en mettant en relief les interactions entre les questions épistémologiques, les réalités humaines et les technologies des humanités numériques telles qu’elles s’appliquent au domaine des études du livre.

Lorsque les humanités numériques sont abordées selon une perspective historique, les avancées technologiques agissent souvent en tant que marqueurs des changements majeurs dans la discipline. Intermediate Horizons se sépare de cette manière de faire et considère plutôt que les avancées techniques sont une dimension parmi d’autres qui ont influencé le développement de la discipline.

Une autre notion phare dans l’ouvrage est la dynamique récursive unissant les médias et les humains. Selon cette perspective, les médias n’ont pas un effet unilatéral sur l’Histoire humaine (et donc sur l’Histoire des humanités numériques). Plutôt, les médias sont aussi influencés par l’humain et par les idées qui circulent. On cherche alors à observer ces échanges entre les technologies et les usages pour voir comment la technologie influence nos comportements sociaux, et en retour, comment les intérêts de nos sociétés affectent la forme des médias.

Les articles du livre sont divisés en trois sections. La première est nommée Approach, et contient deux textes qui démontrent des approches méthodologiques surprenantes. Christy L. Pottroff analyse les registres postaux développés par Benjamin Franklin, une base de données pré-numérique, pour étudier les développements de la colonisation des États-Unis. Jayme Yahr examine des exemples de collections muséales numérisées en montrant qu’il est possible de palier l’absence des sens spatiaux et contextuels normalement présents dans des expositions muséales.

Registre postal de Benjamin Franklin. On y distingue une page blanche avec de l'écriture.

Premier registre postal de Benjamin Franklin. (Intermediate Horizons, p. 23).

Registre postal de Benjamin Franklin. On y distingue une page blanche avec de l'écriture.

Registre postal datant de 1767 enregistrant la poste entrant à Philadelphie. (Intermediate Horizons, p. 28).

Dans la deuxième section, Access, les collections numériques et les bases données sont mises sous la loupe afin de repérer comment s’orchestre l’accès aux documents et à l’information à l’ère numérique. Dans son essai, Mary Learner compare l’accessibilité des ressources documentaires entre deux périodes éloignées afin d’étudier comment l’accès répandu aux livres numériques nous permet de revisiter les enjeux d’accessibilité tels qu’ils étaient vécus dans le passé. Dans « Books of Ours : What Libraries Can Learn About Social Media From Book of Hours », Alexandra Alvis propose d’utiliser les réseaux sociaux pour rapprocher le grand public des collections de livres anciens, plus difficilement accessibles en bibliothèques. 

La troisième section, Assessment, concerne plus frontalement l’aspect social des humanités numériques afin de représenter les enjeux humains qui influencent la forme des infrastructures du numérique, mettant en lumière que ces technologies sont loin d’être des outils neutres. L’essai « Electronic Versioning and Digital Edition » propose une manière de standardiser la méthode utilisée par les éditeur.rices numériques pour garder des traces des modifications apportées lors de rééditions de livres. L’ouvrage se conclut avec un texte de Mattie Burkert où elle retrace l’histoire des perspectives critiques en humanités numériques et montre que les recherches actuelles sont davantage axées sur les dynamiques culturelles reliées aux technologies, révélant des réalités humaines autrefois obscurcies par une attention fixée sur les machines. 

Deux essais éclairants sur le libre accès et les biais de corpus

Intermediate Horizons s’inscrit dans la ligne éditoriale d‘Oblique en se faisant le chantre du développement des méthodes critiques qui permettent les études livresques tout en offrant des portraits de plusieurs milieux éditoriaux numériques. Je propose une vitrine sur deux articles qui ont le potentiel d’être particulièrement intéressants pour nos lecteur.rices.

L’essai « Opening the Book : The Utopian Dreams and Uncertain Future of Open Access Textbook Publishing » de Joseph L. Locke et Ben Wright se veut une étude de cas d’un phénomène culturel : celui du manuel ouvert, soit un livre académique dont le contenu est libre de droits et dont l’accès est gratuit. Locke et Wright écrivent une histoire du manuel ouvert qui « révèle les valeurs changeantes des humanités numériques, les changements dans l’économie de l’édition et les tendances plus larges de l’université néolibérale » (ma traduction, Locke et Wright, p.89). Au courant des années 2000, avec la démocratisation de l’accès à Internet, on voit apparaître des promesses ambitieuses et des premières tentatives de créer des collections de ressources académiques ouvertes. Cependant, le modèle s’avère difficile à concilier avec une industrie du livre qui fonctionne grâce à une logique marchande. De plus, ces premiers efforts manquent parfois de la rigueur académique qui donne sa crédibilité aux presses universitaires et au processus de révision par les pairs (ils citent en exemple le distributeur Boundless Learning qui puisait librement dans Wikipédia tout en prétendant à une fiabilité académique (Locke et Wright, p.95).

Face à ces problématiques, les auteurs se tournent vers des modèles d’édition académique ouverte qui ont fait leurs preuves. Notamment, The American Yawp est un ouvrage collectif numérique et ouvert rassemblant les contributions d’environ 300 chercheur.ses organisées par une équipe éditoriale afin de raconter une Histoire des États-Unis. En outre, plusieurs universités américaines ont mis en place des plateformes de publication de livres académiques en accès libre, permettant ainsi une circulation plus ouverte de ces textes, tout en conservant la rigueur académique du cadre universitaire. Locke et Wright argumentent que le développement de l’édition de manuels ouverts, et du domaine de l’édition ouvert en général, ne peut qu’être accompagné de changements dans les notions même d’auteur.rice et d’édition.

Page d'accueil du site American Yawp. On y distingue une table des matières juxtaposé à une image d'une femme représentant la liberté avec un drapeau américain.

Capture d’écran de la page d’accueil du site de l’American Yawp. Chaque élément de la table des matières redirige la personne utilisatrice vers une section différente du site relatant une partie de l’Histoire des États-Unis.

« Whose Books Are Online ? Diversity, Equity and Inclusion in Online Text Collections » de Catherine Winters et Clayton Michaud rend compte d’une démarche de recherche qui visait à analyser quatre collections numériques ouvertes de grande envergure (Google Books, Open Library, Project Gutenberg et Wikisource). L’objectif de leur recherche était d’identifier si le genre et la couleur de peau sont des facteurs discriminants dans ces collections. Les organisations rassemblant ces livres numériques n’étant pas parfaitement transparentes quant aux méthodes utilisées pour constituer leurs collections, il est alors possible de se questionner sur les biais potentiels qui guident la sélection de livres.

La méthodologie des chercheur.ses est intéressante : iels prennent comme échantillon les livres de 100 auteur.rices de la littérature américaine des années 1900 qui sont le plus souvent assignés lors d’examens doctoraux. Cet échantillon a été obtenu en consultant 30 listes de livres assignés pour les examens doctoraux. Les chercheur.ses considèrent que la fréquence à laquelle les livres sont assignés aux doctorant.es constitue un indicateur de la « demande » pour ces livres. Puis, iels ont comparé des livres dont la fréquence d’assignation était similaire. Par exemple, un livre qui apparaissait sur 17 listes n’aurait pas été comparé à un livre apparaissant sur seulement 5 des listes de livres assignés. Cependant, en comparant la disponibilité de deux livres dont la fréquence d’assignation est la même, mais écrits par des auteur.rices de genres et de couleurs différentes, il est possible d’observer si, à demande égale, les livres varient dans leur disponibilité dans les grandes collections numériques. Même si ce n’était pas l’objectif premier, cette étude permet de constater d’abord que les livres d’auteurs hommes et blancs composent la majorité des listes d’examens doctoraux et que certains auteurs particulièrement populaires et influents sont ubiquitaires dans les listes d’examen. Les résultats de l’étude démontrent finalement que, pour une demande semblable, les collections ouvertes de livres numériques montrent un biais favorable envers les auteurs hommes et blancs et des biais défavorables envers les autrices et les auteur.rices de couleur.

Somme toute, les essais rassemblés dans Intermediate Horizons font état d’un vaste panorama de pratiques de recherche. Les auteur.rices du livre portent un regard sur les humanités numériques, passées, présentes comme futures à travers le prisme des études livresques. Ce faisant, iels démontrent que l’étude des médias revient autant à étudier les machines que les humains qui les conçoivent.

Titre : Intermediate Horizons : Book History and Digital Humanities
Éditeur.rices : Mark Vareschi et Heather Wacha
Auteur.rices : Alexandra Alvis, Paul A. Broyles, Matthew Burkert, Matthew Kirschenbaum, Joseph L. Locke, Mary Learner, Clayton P. Michaud, Christy L. Pottroff, Mark Vareschi, Heather Wacha, Catherine A. Winters, Ben Wright, Jayme Yahr
Publié chez : Presses de l’université du Wisconsin
Nombre de pages : 202
Format : papier

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