Qu’est-ce qui vous a attiré dans le projet qui a mené à L’île inventée ?
L’île inventée, une uchronie déployée à travers plusieurs objets artistiques, est une rencontre entre plusieurs disciplines (littérature, muséologie, arts numériques, etc.), mais aussi entre arts et sciences, entre les villes de Québec et de Nantes. Quand on m’a approchée pour faire partie du projet, j’ai passé une semaine avec les concepteurs nantais, Jérôme Fihey et Maxime Labat, à discuter non seulement de la direction narrative que prendrait mon récit (une novella illustrée par Jérôme Maillet), mais aussi de botanique et d’histoire des sciences… entre autres! Maxime, qui est médiateur scientifique, m’a aiguillée vers plusieurs sources d’inspiration « végétales », comme le travail du botaniste Francis Hallé, pour imaginer la façon dont vivent les personnages. Cette rencontre a été pour moi un vrai échange transatlantique, parce qu’elle nous a permis de confronter différentes visions de l’utopie, et d’unir les imaginaires québécois et nantais au sein d’une histoire commune et réellement « cocréée ».
Comment voyez-vous le projet de L’île inventée se greffer à celui des Explorateurs/Contes des estuaires ? (En est-il la continuité ? S’inspire-t-il des dessins, enregistrements et travaux des enfants ?)
Les premiers projets liés aux Contes des estuaires s’adressaient aux enfants. Le nouveau «chapitre», L’île inventée, garde une trace de cet esprit de «médiation» parce qu’évidemment, parler d’une communauté «utopique» c’est se questionner sur notre société idéale, sur nos valeurs, etc. Toutefois, la novella que j’ai écrite s’adresse plutôt aux jeunes adultes et aux adultes. On y retrouve les deux personnages principaux des chapitres précédents: la journaliste et archéologue du son nantaise Charlotte Sémafore, ainsi que le botaniste québécois Alcide Lachance.
Dans L’île inventée, avec plusieurs autres scientifiques de diverses origines, ces deux personnages insolites auraient créé, sur une petite île de l’Atlantide Sud, leur cité idéale. Mon récit adopte le point de vue d’une jeune fille née sur cette île, pour raconter son amitié avec une reporter qui s’écrase au large de l’île et, ce faisant, crée de grands remous dans la communauté. Bref, le projet actuel continue d’explorer et d’étendre un univers qui était déjà en place, mais sous une forme plus artistique, moins pédagogique. Quand j’y suis arrivée, une «bible narrative» était déjà sur la table, mais nous l’avons enrichie et développée ensemble, puis d’autres créateurs et créatrices se sont joints…
Je sais que tu les entends aussi maintenant. Les rires dans les feuillages, les grincements de lianes, les chuchotements du sol où les cailloux claquent comme de petites dents frigorifiées. Elle te parle, à toi aussi, non ? Elle te le dit : ”Les choses ne peuvent pas continuer ainsi. Ce qui est descendu dans la terre remontera. Personne ne se perd, personne ne se crée”.
Christiane Vadnais, L’île inventée, Québec, Rhizome, 2022, p. 89.
Selon vous, en quoi le travail graphique et visuel du livre influence la lecture, le lecteur ou la relation avec votre texte ?
Au cœur de ce projet, il y a la notion d’artéfacts: à la Maison Louis-Fréchette et au Muséum d’histoire naturelle de Nantes, une exposition de retour d’expédition sur l’Île inventée sera présentée, avec les contributions d’artistes de divers horizons. Investir l’objet-livre, en le présentant comme un témoignage, en lui donnant du coffre visuel et graphique, en jouant sur les codes éditoriaux (préface, postface, notes, etc.), est totalement cohérent avec l’esprit du projet. C’est une façon de s’ancrer dans un jeu entre réalité et fiction, de donner une forme toujours plus «matérielle» à un monde imaginaire – mais les illustrations de Jérôme Maillet, comme le texte, allient des référents dix-neuvièmistes et contemporains.
Malgré les sublimes connexions entre les insulaires et la nature, une grande noirceur semble tout de même planer sur leur civilisation. Voulez-vous nous en parler un peu ?
En écrivant L’île inventée, j’ai été forcée de me questionner sur mon rapport aux communautés utopiques et surtout, à leurs représentations dans la littérature. En lisant certains textes de cette tradition, je me suis rapidement rendue compte que les œuvres qui mettaient en scène des utopies stables et victorieuses sonnaient faux, du moins pour moi qui aime le clair-obscur de la fiction. Utopie vient du latin utopia, qui signifie «pays imaginaire». J’avais envie de prendre acte de cela dans l’écriture: du fait que les utopies sont des contrées vers lesquelles on navigue plutôt qu’on les atteint, que ce sont d’abord des désirs, qui nous poussent à nous mettre en mouvement, à avancer en tant que société. Bref, il allait de soi pour moi que même dans une communauté réunie par sa volonté de connexion avec la nature allaient surgir des conflits sur l’avenir du projet, sur la façon de gérer les relations avec le reste du monde, qu’il y aurait des erreurs, des désaccords, des drames, et que ce surgissement des travers humains dans le récit ferait évoluer ce à quoi les personnages aspirent; créerait de nouveaux mouvements, de nouveaux désirs.