Article rédigé par Aude Meunier-Rochon et Alicia Chabot
Les Frères Miller est le projet le plus récent du collectif St-Laurent Sachet, composé de Julien Dallaire-Charest et de Guillaume Proteau-Beaulieu. Ce jeu, présenté en partenariat avec l’organisme Québec BD, met en scène les paysages à la fois éclatés et angoissants du village fictif de Pin-Mou, au Bas-Saint-Laurent, où habite une petite communauté d’amateurs de motocross et de phénomènes surnaturels. Parmi les personnages colorés qui habitent le village, le joueur ou la joueuse incarne Shane Miller, revenu à Pin-Mou pour enquêter sur la disparition de sa sœur cadette Sandra, qui s’est volatilisée dans un éclat de lumière mystérieux au-dessus du Lac Neigette, pendant une nuit de l’été 1992.
Le jeu se présente sous la forme d’une enquête, pendant laquelle le joueur ou la joueuse tente de trouver des indices permettant d’élucider la disparition de Sandra. Il ou elle fait la rencontre de Bryan Miller, le frère aîné de la famille, de l’enquêteur de renom et spécialiste de phénomènes paranormaux Robert Chapeault, qui fait lui aussi l’investigation des événements qui entourent la disparition de Sandra depuis plusieurs années, et de Barbie, dauphin vedette du parc aquatique régional, aujourd’hui disparu. Le joueur ou la joueuse retrace ainsi, au fur et à mesure que Shane vide ses bouteilles de bière, l’histoire familiale des Miller et de ses fantômes.
L’introduction du joueur ou de la joueuse à l’univers des Frères Miller se fait par le biais d’une entrevue radiophonique pendant laquelle l’inspecteur Chapeault témoigne de sa perception des personnages principaux et de leurs liens avec la disparue. À travers un flashback, le joueur ou la joueuse fait la rencontre du personnage de Shane qui, dans un éclat de lucidité au milieu d’une soirée bien arrosée, saute dans un camion pour retourner dans son village natal, situé sur le bord de la 132, entre Trois-Pistoles et Rimouski. Dès la fin de la cinématique d’ouverture, le joueur ou la joueuse peut ensuite prendre le contrôle de Shane et explorer avec lui les alentours de la maison de M. Chapeault, où ce dernier a rassemblé ce qui lui semble être des indices prouvant la présence d’activités surnaturelles dans la région.
Les créateurs ont ainsi développé tout un imaginaire mythologique du Bas-Saint-Laurent, conjuguant OVNIS, « redneck » et « patenteux » de région. Le joueur peut tomber sur le « Traité de l’Hypercosmos », fouiller le fond de poubelles et de marais à la recherche de trésors, explorer une grotte pleine de gaz hallucinogènes et participer à une fête endiablée en l’honneur de la libération de Barbie le dauphin des neiges. L’esthétique singulière du projet vient rejoindre les imaginaires des deux créateurs qui ont cherché, avec ce projet, à conjuguer leurs passions personnelles.
La bande dessinée et le numérique
Julien Dallaire-Charest et Guillaume Proteau-Beaulieu sont particulièrement investis dans le monde de la bande dessinée, donc leur projet Web est teinté par leurs racines de bédéistes. En effet, le jeu emprunte énormément aux codes visuels et créatifs de la BD. Reprenons l’exemple de l’émission radiophonique de Robert Chapeault qui sert d’ouverture à l’œuvre : le joueur ou la joueuse doit lire les extraits du discours de Chapeault plutôt que de les entendre, ce qui serait plus fidèle au format radio. Le texte est présenté dans un encadré rectangulaire qui rappelle les cartouches que l’on retrouve souvent dans les albums. Les indications données au joueur ou à la joueuse sont aussi présentées dans de tels encadrés rectangulaires et font part de traits de personnalités des personnages, d’éléments contextuels et des fonctionnalités nécessaires pour avancer dans l’histoire.
Les créateurs utilisent donc cet espace comme cartouche bédéistique en donnant de l’information extra-dialogique, mais aussi comme guide pour le joueurs ou la joueuse, ancrant donc la pratique dans un univers à la frontière entre les jeux vidéo et la bande dessinée. Nous retrouvons aussi des bandeaux au bas de l’écran dans lequel s’inscrivent les paroles et les pensées des personnages, à la manière des bulles dans les albums, faisant état de la filiation forte du jeu avec la BD.
L’esthétique de l’œuvre s’inscrit aussi dans cette logique. Les dessins ne se veulent pas réalistes, mais plutôt « cartoonesques », avec des lignes courbes et des traits de crayon visibles, une prépondérance des couleurs mauve et jaune pour les personnages et les décors, puis une absence de caractéristiques faciales si ce n’est des barbes et des moustaches. Par ailleurs, la navigation se fait par le déplacement de l’avatar, Shane Miller, dans différents points d’intérêt de la ville de Pin-Mou, comme le Lac Neigette ou le Bois Pin-Mou. Ces lieux peuvent être explorés en continu, en faisant marcher Shane à l’horizontal ou à la verticale sur l’écran. Toutefois, certaines actions, souvent un clic qui fait interagir le personnage avec un objet, font apparaître des cases en avant-plan qui se superposent avec le paysage en arrière-plan. Malgré le déplacement en continu du joueur ou de la joueuse à l’écran, la case permet d’isoler des détails et de mettre en lumière des éléments importants de l’histoire, tout en reprenant les codes liés à l’esthétique de la bande dessinée.
Le concept original proposé par le collectif répond donc aux nombreux défis que pose l’intégration des BD sur support numérique. En effet, l’écran et son caractère à la fois restrictif, puisque plus petit qu’une planche d’album, et infini, puisqu’on peut le faire défiler à notre guise, obligent les bédéistes à concevoir leur œuvre d’une tout autre façon. Le collectif St-Laurent Sachet a su faire des Frères Miller un exemple réussi de rencontre entre le neuvième art et la plateforme Web, tout en restant fidèle à l’esthétique et aux codes des albums papier et en faisant vivre leur univers déjanté au joueur ou à la joueuse grâce aux formes d’interactivité propres au numérique.
Les premières phases du projet
En février 2021, le collectif a été retenu pour participer à la microrésidence ÉlectroLITT, organisée par la maison d’édition Alto en collaboration avec les productions Rhizome. Ils ont ainsi bénéficié du soutien et de l’encadrement de Samuel Bourassa, directeur créatif chez Affordance Studio, en tant que mentor dans l’élaboration et la production de la plateforme du jeu. L’objectif d’Alto et de Rhizome était d’encourager la création de trois projets littéraires en dehors des cadres du livre papier traditionnel. Pour y arriver, ils ont invité les artistes à explorer des médiums hors de leur zone de confort en orchestrant la formation de couples artistiques entre créateurs et spécialistes de la programmation. À travers ces échanges, les créateurs ont pu aller au-delà de la phase d’idéation de leur projet et se rendre jusqu’à sa mise en production, grâce aux bons conseils et outils proposés par leurs mentors. Ainsi, le collectif a pu relever avec brio ce casse-tête que représentait l’élaboration d’un récit d’enquête dans une forme interactive, sans sacrifier l’esthétique bédéistique recherchée par le collectif.
Les coulisses de la conception
Cette microrésidence a permis au duo de mettre en place les éléments essentiels à la mise en ligne d’une bande dessinée numérique. Le processus créatif diffère grandement entre la création d’un album papier et l’élaboration d’un jeu vidéo, et ce, dès la phase d’écriture du scénario. Lors d’un entretien qu’il nous a accordé à la sortie de la microrésidence, Julien Dallaire-Charest nous a fait part d’un défi lié à l’écriture scénaristique interactive, soit la liberté accordée au joueur et à la joueuse qui explore l’univers à son rythme. L’écriture du scénario leur a donc semblé plus schématique que la rédaction de planches et revêtait la forme d’un diagramme. Tout cela a dû être accompagné d’une charte de contenus qui divisait les séquences de jeu des séquences cinématographiques, par exemple. Le processus d’écriture était donc totalement inusité pour le collectif St-Laurent Sachet.
L’animation posait aussi un défi technique de taille. Chaque élément visuel et textuel fait partie d’un ensemble symbiotique établissant l’atmosphère et l’univers du jeu. Ainsi, chaque ajout doit participer à l’immersion des joueurs et des joueuses dans la ville de Pin-Mou, dans la famille Miller et dans le mystère entourant la disparition de Sandra. Si les dessins ne sont pas assez détaillés, alors l’effet est raté; au contraire, s’ils sont trop touffus, alors l’animation est trop complexe et le jeu ne peut pas voir le jour. La recherche visuelle et le prototypage étaient donc des étapes importantes afin de mettre en place l’esthétique singulière du produit final tout en s’assurant qu’il fonctionne de manière adéquate.
Le concept proposé par les deux créateurs s’inscrit bien dans la visée de la microrésidence, dont le cœur constituait le croisement entre différents métiers d’arts littéraires et numériques. Les projets atypiques qui ont germé à travers la collaboration de plusieurs disciplines ont permis de revoir le rapport au texte et sa mise en forme pour une exploration plus libre des modèles que peut prendre le livre.
Les Frères Miller est donc un projet qui revisite les codes de la bande dessinée et du jeu vidéo narratif, en plus de rendre hommage aux mythologies uniques des petites villes québécoises avec ludisme et originalité. La transposition sur support numérique de la bande dessinée offre une expérience immersive totalement déjantée à travers un mystère qui nous laisse avec plus de questions que de réponses.
Titre : Les Frères Miller
Création : Collectif St-Laurent Sachet
Programmation et intégration : Alexandre Fortin
Habillage sonore et musique : Julien Babin
Décors additionnels : Cédrick Grenon Morin
Révision littéraire : Anthony Charbonneau Grenier
Date de parution : 10 juin 2022
Type d’œuvre : Bande dessinée vidéoludique
Liens vers l’œuvre : http://lesfreresmiller.com/
Temps de jeu : 30 minutes, environ
Logiciel : Unity
Support numérique utilisé : Fureteur, Ordinateur
Pour en savoir plus
- Pour lire notre premier entretien avec Julien Dallaire-Charest, qui nous fait part de son expérience lors de la microrésidence de création, c’est par ici.
- Pour regarder la bande-annonce du jeu, suivez ce lien.
- Pour résoudre le mystère qui entoure la famille Miller, c’est par là (et c’est gratuit !).
- Pour lire la fiche descriptive dans le Catalogue des œuvres littéraires numériques, c’est ici.