L’obsession d’affirmer l’irréductibilité du fait littéraire a déjà cours en 1935 : « Je ne nie la valeur ni ne conteste l’intérêt d’une littérature qui a la Littérature même pour décor et les auteurs pour ses personnages ; mais je dois constater que je n’y ai pas trouvé grand’chose qui me pût servir positivement », posait ainsi Paul Valéry (Variété III). Le sens de ce geste qui s’accompagnait d’un souci préservateur, plaçant les ressorts de notre sensibilité et de l’expérience de lecture au centre de la discipline littéraire, peut se comprendre en miroir du geste que constitue, à l’opposé, l’ouvrage de Martin Paul Eve, paru en février 2022 aux Presses Universitaires d’Oxford sous le titre de The Digital Humanities and Literary studies.

L’ouvrage de Martin Paul Eve est disponible en libre accès.

Écrivain et enseignant dans les humanités numériques, notamment en tant que professeur de littérature, de technologie et d’édition au Birkbeck College (Université de Londres), Martin Paul Eve affirme d’emblée le caractère désormais incontournable des humanités numériques dans le champ des études littéraires. Aussi prend-il pleinement part à une vive entreprise d’autolégitimation, s’opposant au réflexe d’apparence réactionnaire qui semble repousser ces humanités en périphérie du savoir estampillé « littéraire ». Si Valéry souhaitait préserver la littérature du fonctionnalisme de la raison cartésienne, qui tend à exclure toute ambiguïté de l’expérience au profit d’une compréhension uniformément vouée à se résorber dans un système pragmatique, quel est, à l’inverse, le sens du geste défensif de Martin Paul Eve en faveur des approches quantitatives de la littérature ?

Son postulat est clair : il s’agit d’assumer que les études littéraires puissent accueillir de nouvelles formes de connaissance qui s’écartent momentanément de l’expérience esthétique pour se concentrer sur les modalités par lesquelles le fait littéraire rencontre, dialogue et s’arrime à d’autres champs épistémiques.

Éclairer le littéraire par le numérique

Dans son livre adressé tant aux novices qu’aux professionnels, tant aux étudiants qu’aux chercheurs, Eve décrit en quatre chapitres l’origine, la nature et les enjeux de plusieurs approches numériques majeures. Le premier se voue à un éclairage théorique sur les questions traditionnelles de l’auctorialité et de la littérarité des textes, par rapport aux nouvelles écritures computationnelles. Des méthodes analytiques telles que le distant reading et la stylométrie viennent alimenter cette vaste réflexion catégorielle. Les deux chapitres centraux, qui doivent beaucoup à la figure de Franco Moretti, décrivent un tournant visuel (II) lui-même sous-tendu par un tournant spatial (III) dans les approches de la littérature. Cartographies, graphiques et autres représentations du fait littéraire fournissent ainsi des perspectives d’analyse inédites.

Or, pareilles approches se font l’écho de l’élargissement des pratiques d’écriture elles-mêmes. Eve offre ici un aperçu de la poésie générée par ordinateur, notamment au moyen de réseaux de neurones récurrents (RNN) ou de la poésie concrète qui, associée aux pratiques de « crack » (ASCII art, fichiers NFO) dépasse souvent le cadre des formes illustres. Le dernier chapitre aborde enfin les possibilités pour la lecture statistique de fonder une analyse historique selon une perspective d’ampleur inédite, notamment devant la prolifération contemporaine de la production écrite. L’accent porté sur la productivité des modèles s’accompagne d’une insistance sur la nécessité, pour la critique, de prendre appui sur une archéologie des médias.

Toutes ces analyses s’accompagnent d’éclairages théoriques bienvenus, débordant volontiers le sujet initial pour mieux le situer et rendre la lecture aussi stimulante que densément référencée. Soucieux de faire valoir la complémentarité des approches numériques et traditionnelles, et par là de penser les sciences humaines comme un ensemble cohérent, Eve propose des lectures d’œuvres approfondies, en opérant des croisements épistémologiques. L’enjeu est de montrer la propension des humanités numériques à s’emparer de questionnements de premier plan, tant du point de vue de la création numérique que de celui des méthodes d’analyse. Ouvertes a priori à des problématiques contemporaines (dans le sillage des études postcoloniales et sur le genre, ainsi que sous l’influence des grands théoriciens des médias), les humanités numériques savent aussi faire preuve d’une réflexivité soutenue jusque dans la conception des modèles computationnels. Leur apolitisme formaliste – reproche commun – serait donc au fond l’effet d’optique d’une exagération partisane.

L’usage de données en littérature

Mais les « nouvelles questions » soulevées par les humanités numériques intéressent plus particulièrement l’histoire littéraire, qui bénéficie nettement des approches à grande échelle offertes par les méthodes computationnelles, bien que soient également concernés le droit, l’édition – et bien entendu la création – littéraires. Si les exemples choisis par Eve servent d’abord une valorisation de contributions innovantes, ils rendent aussi compte des lacunes et échecs rencontrés par les multiples initiatives présentées. Posées comme de véritables pionnières méthodologiques, ces dernières sont prises dans des problématiques techniques – toujours subordonnées au social –, induisant parfois des présupposés méthodologiques lourds de conséquences. Toute cette matière première du débat, Martin Paul Eve nous la fournit à l’appui d’un cadrage historique fourni et d’une considération systématique des arguments de l’adversité.

Enfin, la défense de la complémentarité des approches et de la prévalence du travail réflexif (humain) suffit-elle à apaiser les angoisses devant ce qu’Eve nomme lui-même le possible « désenchantement de la littérature par les ordinateurs » ? D’un côté, les accusations qui leur sont portées de faire le jeu du néolibéralisme ne sont pas infondées. La génération automatique et certains modèles formels sont déjà subordonnés à l’industrie de masse. La reproduction des inégalités à travers les modèles computationnels à partir de la naturalisation des formes dominantes (comme Google Maps) demeure très sensible, et une certaine aliénation technique des acteurs et actrices du milieu littéraire suscite l’inquiétude. De l’autre côté, la crainte d’une standardisation du champ littéraire se heurte à la fascination pour la découverte empirique, souvent présentée comme un moyen de clore les débats. Mais est-ce vraiment le vœu de la discipline littéraire que de chercher à assécher les vastes controverses qui la caractérisent ? On le voit, l’irruption de la raison computationnelle dans le domaine des études littéraires fait soudainement cohabiter des paradigmes épistémologiques supposément incompatibles. Eve constate bien que le regard agrégatif de la computation débouche sur une difficulté à tirer du sens des études à grande échelle, et les possibilités humaines de réinvestir ces formes de connaissance irrémédiablement médiées sont elles aussi débattues.

De fait, dès lors qu’il est question de penser l’intérêt au niveau subjectif de ces « trouvailles » de la calculabilité, le propos s’amenuise. Eve avance que les humanités numériques devraient « générer de bonnes questions humanistes » – au lieu de poser la primauté des besoins et désirs humains dans la genèse de telles questions. À l’abord du fait littéraire, un enjeu fort est éludé : le paradigme lectoriel du savoir (un rapport de compréhension au contenu) est le seul qui reçoive l’attention du critique, le paradigme esthétique de la lecture (un rapport d’équilibre à l’expérience sensible) étant mis de côté. Le plaisir de comprendre un texte supplante-t-il sans dommages celui de l’expérience esthétique qu’il suscite ?

Si le travail intellectif ne nuit pas au travail affectif dans le cadre de la lecture littéraire, l’enflure de l’un entraîne l’atrophie de l’autre. Pourtant, Eve n’est pas loin de parfaire son entreprise de légitimation en affirmant simplement que les approches computationnelles procurent des expériences tout aussi « intenses » que le fait la critique classique. S’il est vrai que l’épistémè va se nicher là où les curiosités individuelles et collectives la conduisent, le fond des débats gagnerait sans doute à se pencher sur l’assomption des motivations de ces curiosités nouvelles, qui portent les humanités numériques. Eve évoque son propre attrait pour toute une « esthétique des patterns mathématiques » ; mais la nature de cette attraction restera ici sans élucidation – c’est pourtant ici que devrait commencer le travail humaniste. Il faudra ici laisser pareille suggestion ouverte, puisque c’est aux concernés d’entreprendre une telle introspection.

Référence bibliographique 

Eve, Martin Paul, The digital humanities and literary studies, New York, Oxford University Press, coll. « The literary agenda », 2022.

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