
Pour s’affranchir de l’hégémonie d’un numérique répondant à un « impératif fonctionnel », c’est-à-dire régi par des considérations capitalistes dont les valeurs premières sont l’efficacité et la productivité, la principale piste avancée par l’auteur est de remettre la matérialité au centre de notre vision du numérique pour s’écarter définitivement d’une « rhétorique de l’immatérialité ». Cette dernière s’exprime, par exemple, dans la dénomination des serveurs « Cloud », dont le nom évoque l’évanescence et la légèreté, alors qu’ils sont en réalité composés d’infrastructures énergivores et coûteuses. Pour Vitali-Rosati, cette rhétorique, en dissimulant les conditions matérielles et économiques effectives qui se cachent derrière la conception de nos outils numériques, nous prive d’une partie de notre liberté de les utiliser selon nos besoins réels. C’est d’ailleurs pourquoi le livre est intitulé « Éloge du bug » ; le bug, c’est ce qui révèle la dysfonction, c’est ce qui nous écarte d’un processus lisse et prétendument sans failles et nous rappelle le caractère concret des outils avec lesquels nous interagissons. Le bug — ou, pour l’énoncer autrement, ce qui fait défaut à l’impératif fonctionnel — est pour l’auteur l’un des principaux leviers servant à nous réapproprier notre esprit critique.
Impératif fonctionnel
Les deux premiers chapitres dévoilent l’hypocrisie de l’industrie des GAFAM quant à ce que Vitali-Rosati nomme « l’injonction au fonctionnement ». Il démontre que les outils employés dans la vie de tous les jours, commercialisés comme « simples d’utilisation et intuitifs » (pensons au iMac, qui ne nécessite aucune compétence technique pour être mis en marche), briment notre liberté en ceci qu’ils nous permettent seulement d’effectuer les actions que les dispositifs veulent bien que nous effectuions. Autrement dit, il est impossible d’en comprendre les mécanismes fondamentaux, ce qui nous amène ultimement à tenir pour acquis leur fonctionnement. Une deuxième conséquence que l’auteur note concerne les valeurs que les GAFAM véhiculent par le biais de leurs technologies : derrière cette simplicité superficielle des interfaces et sous cette fausse neutralité du média se cache en effet une vision du monde au service de l’impératif fonctionnel capitaliste.

Ainsi, l’auteur démontre que la vision hégémonique du numérique imposée par les GAFAM nous empêche le plus souvent de reconnaître l’existence d’autres points de vue. L’exemple illustré à propos de l’application Tinder est particulièrement parlant : les « matchs » sur Tinder fonctionnent selon une vision de l’amour marquée par la compatibilité entre deux profils. Autrement dit, Vitali-Rosati postule que la vision qui y est développée de l’amour n’est pas neutre et qu’elle naît forcément d’un choix conscient. C’est cette vision de l’amour qui constitue le « modèle représentationnel » de l’application, modèle que nous avons tendance à tenir pour acquis d’un outil technologique à l’autre sans prendre le temps de le questionner.
Si on étendait l’analogie au secteur éditorial, on pourrait penser à la vision d’une littérature étroitement associée au format livresque et aux processus de production qui lui sont propres : cette modalité de conception et de diffusion des textes, bien que pérenne et établie dans les usages, limite notre conception de ce qu’est une œuvre littéraire en lui donnant forcément la forme d’un livre. Éloge du bug nous invite à remettre en question les pratiques et techniques pour multiplier nos points de vue.
« Le modèle, de cette manière, devient transparent : nous ne voyons plus que, entre nous et le monde, il y a une interprétation, nous croyons avoir un rapport “immédiat” aux choses. » (Vitali-Rosati, 2024, p. 62)
Comme solution partielle, l’auteur propose de développer notre « littératie numérique », processus composé selon lui de trois ingrédients essentiels : 1) la conscience de la multiplicité des modèles, 2) la recherche de complexité et 3) la maîtrise de l’activité. Nous pourrions donc 1) avoir conscience qu’il existe plusieurs visions du monde (ou de l’amour, dans le cas de Tinder) pouvant être implémentées dans un modèle donné, 2) choisir l’outil numérique correspondant à nos besoins, c’est-à-dire un outil a) ni inutilement complexe, b) ni trop simpliste et forcément inadapté et, enfin, 3) apprendre à moduler notre environnement numérique selon ces besoins, soit en évacuant une attitude passive vis-à-vis des outils.
Matérialité versus immatérialité
La « rhétorique de l’immatérialité » promue par les GAFAM dessert notre compréhension profonde des environnements numériques dans lesquels nous baignons. Il serait donc impératif de réactualiser notre conception du numérique pour y inclure les questions matérielles, questions sans lesquelles nous ne saurions être convenablement outillés sur le plan critique :
« [L]a rhétorique de l’immatérialité n’est qu’une ruse qui permet de cacher la valeur et le sens réel des choses, pour qu’une minorité de personnes puisse finalement exploiter cette valeur. » (Vitali-Rosati, 2024, p. 84)
L’« éloge du bug », ou l’éloge du dysfonctionnement
La valorisation d’un esprit critique fort est au cœur de l’ouvrage. Pour arriver à s’autonomiser face à l’hégémonie des géants de la Silicon Valley, Vitali-Rosati propose une vision en apparence insolite, mais cohérente avec la réflexion qui traverse Éloge du bug : considérer les « bugs » (ou les dysfonctionnements en général) comme points de départ d’une réflexion critique plus large sur nos usages. Il serait par exemple pertinent de réapprendre à « perdre du temps » pour défier les impératifs d’une productivité effrénée. Pour ce faire, l’auteur considère le « bidouillage » comme une avenue pertinente : s’approprier des systèmes qui ne sont pas clé en main (dont Linux), assembler soi-même son ordinateur ou encore utiliser Vim — un éditeur de texte hautement personnalisable –, au lieu de Microsoft Word, sont des idées explorées au sein du livre. Plus qu’une simple « solution de résistance », le bidouillage a pour visée première de nous aider à reconstruire notre esprit critique, reconstruction qui ne vient toutefois pas sans effort : dans une visée de réduction de notre consommation, l’auteur présente la voie du low tech, qui, pour être empruntée, demande aux utilisateur·ices une maîtrise technique souvent pointue, mais féconde en ce qui a trait au développement d’une autonomie.
Une leçon pour le secteur éditorial?
Éloge du bug, une réflexion ficelée de plus de deux cents pages, mériterait certainement un compte rendu plus ample pour rendre justice aux subtilités de l’argumentaire de son auteur et aux maints exemples — tantôt issus du monde littéraire, tantôt de la philosophie — que ce dernier présente. L’ouvrage nous amène également, du côté des secteurs éditoriaux, à nous interroger sur nos pratiques et sur les outils employés dans la conception, la promotion et la diffusion des œuvres littéraires; si les outils utilisés nous amènent à améliorer notre productivité, il ne faut pas perdre de vue qu’ils ne sont pas neutres, puisque véhiculant un ensemble de valeurs et susceptibles d’orienter nos choix éditoriaux. L’une des pistes proposées est de considérer « le numérique » au pluriel, soit comme une somme de lieux hétérogènes, à l’image de « jardins » que nous cultiverions à la fois individuellement et en communauté. Pour y arriver, il serait pertinent de se tourner vers des ressources libres et dont le code source est accessible pour être en mesure de se l’approprier, puis de le personnaliser au besoin.
Titre : Éloge du bug
Auteur : Marcello Vitali-Rosati
Éditeur : Éditions La Découverte
Date : 2024
Nombre de pages : 208
Format : web (aussi disponible en accès libre)