Aminder Dhaliwal est une bédéiste et animatrice originaire de l’Ontario. Elle est principalement connue pour ses bandes dessinées Woman World (2018) et Cyclopedia Exotica (2021), toutes deux publiées chez Drawn & Quaterly. Depuis plus de cinq ans maintenant, elle utilise la plateforme Instagram, sous le nom d’utilisatrice aminder_d, dans sa pratique artistique.

Dans une entrevue avec le Los Angeles Times1, Dhaliwal explique avoir commencé à l’utiliser peu après qu’un de ses projets de film d’animation ait été refusé. Elle a alors ressenti le besoin de créer des œuvres plus rapidement, facilement et librement. Elle s’est tournée vers l’application Instagram parce qu’elle permet de rejoindre des potentiels lecteur.ices et d’interagir avec elles et eux. Comme la journée internationale des droits des femmes approchait, elle a décidé de s’en inspirer pour dessiner des planches d’une nouvelle bande dessinée et de les publier jusqu’au jour J. Devant l’enthousiasme de ses abonné.es, elle a continué au-delà des trois semaines prévues pour se retrouver finalement avec une centaine de publications. C’est ainsi que sa première bande dessinée papier est née. Depuis maintenant quelques mois, elle teste sur la plateforme son nouveau projet de livre, A Witch’s Guide to Burning

La création sur Instagram

Alors qu’elle entame sa troisième bande dessinée sur Instagram, l’artiste a maintenant un style bien défini et une méthode de travail rigoureuse, comme le montrent ses publications qui prennent généralement toujours la même forme. La fonction « sélection multiple » permet aux lecteur.ices de visualiser plusieurs scènes à la manière d’un livre dont on tourne les pages. Elle utilise la description Instagram pour écrire le texte qui se trouve dans les illustrations, ajoute aussi une description de l’image et un hashtag du nom de sa bande dessinée pour que les utilisateur.ices puissent avoir accès à toutes les publications en continu à un même endroit. La bédéiste crée un rappel entre les différentes publications en reprenant toujours la dernière phrase de la série précédente pour commencer la nouvelle. Cette technique évoque celles des séries télévisées qui insèrent des images de l’épisode précédent avant le nouveau pour replonger les téléspectateur.ices dans l’univers fictif.

Pour ce qui est de la fréquence des publications, Dhaliwal laisse passer tout au plus une semaine entre chacune d’elle. Entretemps, elle crée parfois une brève vidéo (story) où elle présente en accéléré la conception d’une planche pour attiser la curiosité de ses abonné.es. Elle avait moins l’habitude de le faire auparavant, mais avec l’algorithme de la plateforme qui favorise le contenu vidéo et les publications jugées plus personnelles et non artistiques, les créateur.ices doivent jouer le jeu pour assurer une présence sur la page d’accueil de leurs abonné.es. Au moment de lancer A Witch’s Guide to Burning, elle confie que cela est inquiétant pour l’avenir de son art : « Nervous point: Instagram announced they’d be putting more emphasis on video content, so I’m launching a comic, at potentially the worst time. What are you doing Aminder?!?!? ».

La phase de beta testing

Dans l’article « Quand la bande dessinée “tient salon” sur Instagram », Nolwenn Tréhondart explique que l’« infiltration » des bédéistes sur Instagram est une manière efficace de rejoindre les 15-29 ans dont les habitudes de lecture sont en chute libre au profit d’une montée de l’utilisation des réseaux sociaux2. Le processus n’est par contre pas simple : pour arriver à transformer les utilisateur.ices en lecteur.ices, les artistes doivent créer du contenu qui rivalise avec l’univers ancré dans le réel de la plateforme Instagram et attirer l’attention rapidement pour donner envie de stopper le déroulement des multiples publications présentées sur la page d’accueil. Avec plus de 220 000 abonné.es, Aminder Dhaliwala a visiblement réussi à rendre la lecture attrayante. Dans la courte bio figurant sur son profil, elle indique clairement que son compte Instagram sert à tester ses créations, « Beta testing: A Witch’s Guide to Burning ». Une bande dessinée répartie sur plusieurs mois, à l’étape du premier jet, en attente de commentaires : voilà le pacte de lecture dans lequel s’embarque l’usager.ère s’il ou elle s’abonne à l’artiste.

La bédéiste explique que le monde de l’édition est difficile pour les créateur.ices, puisqu’il faut constamment convaincre les instances du milieu de la valeur de son œuvre pour qu’elles décident d’investir et de collaborer au projet. Désormais, grâce à ses périodes de test bêta (beta testing) sur Instagram, les nombres de lecteur.ices, de « j’aime », de clics, de partages, de commentaires sont des preuves que ses livres futurs sont attendus et trouveront acheteur.euses.

L’autrice confie dans une entrevue que grâce à la plateforme, c’est la première fois qu’elle peut créer comme elle le souhaite, sans être contrainte par les attentes d’autrui3. L’utilisation des réseaux sociaux permet donc de contourner les codes traditionnels de l’édition et de rejoindre un lectorat avant même la publication d’une œuvre. De plus, elle favorise une expérience collective4 : les lecteur.ices peuvent avoir un impact sur la suite de la bande dessinée en fonction des commentaires qu’ils et elles laissent sur les publications. Les attentes et préférences énoncées permettent à l’autrice de se concentrer sur les éléments qui semblent les plus appréciés pour la suite du récit.

Du numérique au papier

Bien que les bandes dessinées publiées sur Instagram comme celles d’Aminder Dhaliwal donnent l’impression qu’elles sont prêtes pour l’impression, la réalité est qu’elles doivent passées par un travail exigeant de restructuration pour le support papier. Pour ses deux premières bandes dessinées, l’autrice a dû revoir les moments propices pour plusieurs phrases. Sur Instagram, certaines blagues étaient parfaites à la fin d’une série d’illustrations pour créer un effet de surprise, alors qu’elles semblaient se perdre une fois toutes les planches assemblées5. De plus, pour contrer la distraction de ses lecteur.ices, la bédéiste opte généralement pour un style épuré où personnages et mots sont mis en valeur, sans arrière-plan éclaté et coloré. Or, une fois sortis du cadre Instagram, les espaces blancs se font sentir. Elle doit donc dessiner des arrière-plans, espacer les éléments de ses illustrations et en ajouter. Le repère de la planche disparaît lorsque les bédéistes travaillent pour publier sur les réseaux sociaux, la fragmentation n’est plus faite grâce à des lignes claires découpant les scènes, mais plutôt avec une flèche qui rappelle l’action de tourner une page.

Sur un téléphone intelligent ou sur l’ordinateur, le format des publications fait en sorte que l’image est bien remplie, mais en réalité il s’agit d’un format bien trop petit pour constituer une page entière de bande dessinée. Dans ce processus de création et de publication, ce qui est intéressant est que le livre matériel n’est plus la référence de base pour les auteur.ices6, mais plutôt une autre étape à laquelle ils et elles peuvent se soustraire pour aller rejoindre plusieurs types de lecteur.ices.

Malgré la popularité grandissante des bandes dessinées publiées sur le web, il y a dans les milieux de l’édition et de la littérature un attachement symbolique et traditionnel au livre papier qui rend difficile l’acceptation de cette nouvelle génération de bédéistes7. Le succès d’Aminder Dhaliwal est sans aucun doute un pas de plus vers la reconnaissance des œuvres qui résultent de ces pratiques numériques émergentes dans le 9e art.

Sources

1 Zan Romanoff, « How an L.A. animator launched a graphic novel about anti-Asian hate », En ligne, Los Angeles Times, mai 2021, < https://www.latimes.com/entertainment-arts/books/story/2021-05-10/how-an-l-a-animator-launched-a-graphic-novel-about-anti-asian-hate>

2 Nolwenn Tréhondart, « Quand la bande dessinée “tient salon” sur Instagram », Biens Symboliques / Symbolic Goods, numéro 7, novembre 2020, en ligne, <http://journals.openedition.org/bssg/491>

3 Zan Romanoff, « How an L.A. animator launched a graphic novel about anti-Asian hate », op. cit.

4 Nolwenn Tréhondart, « Quand la bande dessinée “tient salon” sur Instagram », op. cit.

5 Hillary Brown, « Woman World Creator Aminder Dhaliwal Talks Levity, Feminism & Paul Blart, Mall Cop », Paste Magazine, novembre 2018, en ligne, <https://www.pastemagazine.com/comics/aminder-dhaliwal/woman-world-creator-aminder-dhaliwal-talks-levity/>

6 Raphaël Baroni, Gaëlle Kovaliv et Olivier Stucky, « La transition numérique de la bande dessinée franco-belge, une mutation impossible ? », Belphégor, numéro 19, juin 2021, en ligne, <http://journals.openedition.org/belphegor/3948>

7 Idem.

© Toutes les illustrations sont des captures d’écran du compte Instagram d’aminder_d.

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